J’ai eu l’idée d’« Une maison de famille » en découvrant les films de famille réalisés par mon grand-père. Il avait filmé chaque année entre 1953 et 1979 la maison de famille située au Cap-Ferret, dans le bassin d’Arcachon. Le film raconte l’histoire de cette maison, la mienne, vendue il y a près de vingt-cinq ans (une génération). J’ai l’impression que ce domaine perdu exprimait quelque chose de très rare, qui me constitue aujourd’hui, et j’ai voulu voir chez les autres membres de ma famille comment l’imaginaire de chacun avait travaillé sur cette perte. Cette envie de film est liée aussi à mon âge, c’est le film de la quarantaine lié au sentiment d’un paradis perdu, d’une page de ma vie, de mon enfance aujourd’hui révolue.
Pour réaliser ce film, la production ne disposait au départ que de l’aide au court métrage du CNC (environ 40 000€). Cette aide peut aussi, on ne le sait pas assez, concerner des projets documentaires. Dans le contexte actuel, où les cases dévolues au documentaire de création à la télévision sont de plus en plus formatées, c’est un recours, mais qui ne convient pas à tous les types de projet. Il s’agit d’une aide qui revient plutôt habituellement à des courts-métrages de fiction. Je l’ai obtenue sans écrire de synopsis, ce que je me refuse à faire, mais en donnant la transcription d’un entretien autour du film à faire. Un documentaire s’expose dans la clarté de sa boîte à outils. Ce qu’on construit avec, c’est une autre affaire…
J’ai alors décidé de changer de producteur, car je ne me sentais pas assez accompagné dans la nouvelle orientation que je voulais donner au projet : je voulais mettre en scène ma propre subjectivité dans le dispositif et un côté assez fictionnel commençait à se dégager. Le processus de maturation d’un tel projet est forcément lent et compliqué. Je suis retourné voir Marie-Claude Reverdin, de Cauri Films, avec qui j’avais eu une bonne expérience sur le scénario du long-métrage de Jean-Daniel Pollet, « Ceux d’en face ». La préparation et le tournage ont été décidés dès nos premières discussions, ce qui m’a redonné beaucoup d’énergie. J’ai dû renoncer à certaines chimères, pour garder l’essentiel du projet : parler de l’imaginaire concret d’un territoire, à partir des autres, de moi, et des bobines de ma collection de films de famille.
Je voulais filmer la maison non pas telle qu’elle existe aujourd’hui mais telle qu’elle vit encore dans l’imaginaire de chacun. Il n’y aurait donc pas de tournage sur place. Il s’agissait de jouer sur cette absence et de recréer par une sorte de jeu de mémoire cette maison telle que s’en rappelaient les membres de ma famille. Le choix du dispositif s’est imposé à moi lorsque j’ai découvert les tests de psychologie projective et particulièrement le test dit du village. Il consiste à dresser une représentation de soi à travers la projection mentale que l’on fait en construisant à l’aide de cubes et de figurines un village imaginaire, sorte de révélateur de la personnalité. Cette fois, il ne s’agissait plus de créer un village imaginaire mais une maison bien réelle à partir d’un jeu de construction. Autour de ce dispositif, j’ai réuni tous les membres de l’expérience au Moulin d’Andé, où j’avais eu la chance d’avoir une résidence d’écriture par le Céci et où s’est déroulé – fait exceptionnel – la totalité du tournage sur sept jours.
Nous avons tourné près de soixante quinze heures de rushes, en filmant quotidiennement à l’aide de deux caméras les entretiens réalisés avec chaque personne et les improvisations que nous faisions avec l’équipe technique. Esti, ma complice et chef-opératrice, m’a poussé à trouver ma place dans le film… et c’est ainsi que je me suis mis en scène, déplaçant les bancs des bords de la Seine jusqu’au bassin d’Arcachon. Le personnage que je joue est atteint d’une folie ordinaire, d’une maladie jamais nommée qui pourrait être la nostalgie pour son passé. Il jouit d’un statut décalé et c’est à travers son masque de clown triste que les autres projettent leur propre souvenir. Dans les cadrages du film, on retrouve cette balance entre le côté froid et chaud de l’expérience, avec une caméra « sage » pour installer le cadre et la narration, et une caméra « folle » beaucoup plus subjective et pulsionnelle, qui vient ainsi casser le protocole d’entretien que j’avais établi.
On rêve un film et on en tourne un autre : douloureuse expérience des rushes. Après le tournage, m’attendait une autre épreuve. J’avais complètement sous-évalué le temps qu’il me faudrait pour monter ce film. Des lignes de force sont apparues, pas du tout à l’endroit où je le voulais ; des personnages sont tombés, d’autres se sont imposés, pas forcément ceux que j’aurais voulus. Mon personnage me déconcertait, n’était pas à la place où je le croyais. Des scènes étaient ratées ; d’autres, improvisées, me semblaient formidables. Il m’a fallu un long temps de travail pour comprendre ce que j’avais filmé et pouvoir être capable de me réapproprier les rushes. Au bout de six semaines le film n’avait toujours pas trouvé sa direction. Il n’y avait plus de budget pour continuer à monter. Comment faire ?
Il a fallu s’arrêter pour reprendre son souffle. Pendant toute cette période difficile où le film avait du mal à émerger, la production m’a toujours soutenu. Il a fallu trouver de nouveaux financements : né dans les caisses d’un guichet « cinéma », mon projet s’est tourné vers l’audiovisuel. Nous avons proposé à France 2 un pré-montage de dix minutes pour un court-métrage qui en ferait une trentaine. J’ai retravaillé avec un nouveau monteur. En même temps Cauri a proposé à France 3/Aquitaine une version de 52 minutes qui intégrerait les archives familiales tournées en région et un petit tournage sur place. En quelques mois on est donc passé d’un film en panne à deux projets différents, coproduits, financés. Nous sommes repartis tourner des scènes en région, qui accentuaient la folie du personnage, où je transportais mon banc sur la dune du Pyla.
Cauri films a obtenu ensuite deux aides supplémentaires pour la musique originale : celle du Moulin d’Andé/Ceci/Sacem et celle du CNC, qui ont permis de bénéficier d’un travail de conseil musical et de financer l’écriture d’une partition, avec mon ami et complice Jean-Christophe Marti. Nous avons écrit une chanson qui constitue une part importante de la dramaturgie du film. La chorale chantée est composée de tous les membres de ma famille et témoigne de l’impossibilité à se rassembler comme dans le passé. C’est devenu, idéalement, la fin du film… tournée un an et trois mois après le tournage initial ! Finalement, il y a eu quatre mois de montage/mixage pour le court-métrage et dix semaines supplémentaires pour le 52 mn : cela peut sembler énorme, en même temps, c’est le temps qu’il m’a fallu pour assumer ma voix, mon personnage, ma manière de faire des films, qui se retrouvera dans tout ce que je ferai à l’avenir.
Les deux films ont déjà reçu un bon accueil dans une quinzaine de festivals (« Une maison de famille » a notamment été sélectionné à Nyon et « J’ai quitté l’Aquitaine » a reçu le Prix de la Création à Traces de Vies en 2005 avant de partir aux festivals de Tel-Aviv, Rio Janeiro, Bruxelles). Le premier fait plutôt rire quand le second recèle une dimension plus émouvante. Dans tous les cas, le public semble s’y retrouver et me parle de sa propre maison, de sa propre famille… comme si le film n’était qu’une coquille vide où viendrait s’engouffrer une histoire très secrète de chacun.
A force de persévérance, nous avons réussi avec mon producteur à profiter à la fois des guichets du cinéma et de la télévision, à obtenir plusieurs diffusions nationales et régionales, sans rien rabattre sur l’originalité du projet. Je ne me résous pas à la nouvelle alternative qui semble se dessiner pour le documentaire : soit vous faites partie du happy few qui travaille pour la salle, soit vous standardisez votre langage et vos émotions pour passer à la télé. Or, le documentaire est entre-deux, entre le style et le réel, entre l’effet de signature et l’émotion de la première fois. Ce côté impur, parfois bricolé du documentaire est essentiel ; il y a trente ans, il avait parfaitement droit de cité à la télévision, et à 20h30 qui plus est !… avec un Jean-Claude Bringuier par exemple, qui m’a fait aimer ce cinéma lorsque j’étais enfant. Où Jean-Claude Bringuier pourrait-il tourner ses « émissions » aujourd’hui ?
Entre le flux indifférencié et l’avant-garde chichiteuse, point de salut : telle est l’alternative qui se semble se dessiner pour nous. Face à cette alternative perverse, c’est à la reconquête politique des moyens de production et de diffusion qu’il faut travailler, si nous ne voulons pas mourir d’ennui ou d’isolement. Le documentaire c’est l’Humanisme du cinéma. Il doit continuer à avoir les moyens de s’adresser au plus grand nombre, avec fierté, avec noblesse.
(Témoignage publié dans l’édition 2005 du Guide des Aides)