À l’occasion d’une présentation de mon précédent film, « La quatrième génération », par Arte aux États généraux du documentaire à Lussas, à l’été 1998, j’ai proposé à un responsable de la chaîne une idée de film sur les Lorrains, et la relation contradictoire qu’ils ont entretenu dans l’histoire avec les citoyennetés française et allemande. Le sujet n’était pas sans rapport avec « La quatrième génération », qui évoquait la destinée d’une famille lorraine, en l’occurrence la mienne, au 20ème siècle. J’avais déjà fait sept films avec Arte et l’idée a été accueillie avec intérêt.
En septembre, nous nous sommes revus dans les locaux de la chaîne, cette fois-ci avec mon producteur (Gloria Films) et un avant-projet de trois pages qui permettait déjà de dégager l’axe du film. Mes interlocuteurs m’ont demandé d’écrire un synopsis d’une dizaine de pages, présentant les personnages et leur histoire. Ce synopsis n’envisageait pas encore la forme du film, mais il donnait assez de chair au premier texte pour être présenté à la commission de programmes de la chaîne, qui m’a donné son feu vert pour développer le projet. La production a pu alors rechercher des financements auprès du CNC, de la Procirep et du ministère des Affaires étrangères.
J’ai ensuite écrit différentes notes qui sont à la fois des textes d’idées, sur la nation et le territoire, et des réflexions très concrètes : comment filmer l’idée de trace, évoquer la Lorraine allemande en filmant la Lorraine d’aujourd’hui, comment filmer un champ ou une maison en tant que lieux de mémoire ? La deuxième annexion (1939-1944) est encore assez proche, mais concernant la première, de 1871 à 1918, il n’y a quasiment plus de témoins. Comment faire un film d’histoire sans interview ni archives ? Ces « notes pour un film documentaire » d’une trentaine de pages, ont été écrites en janvier 1999.
J’avais un désir très fort de ce film. Presque trop fort. Cela me donnait un grand pouvoir de conviction auprès du producteur et du diffuseur, mais le désir était si grand que je n’arrivais pas à le canaliser dans une forme unique. Comme un moteur, je m’emballais, à tous les sens du terme.
La production a réunit un million de francs et a obtenu la participation de l’INA pour la post-production. Elle m’a demandé de tourner le film, mais je pensais qu’il fallait trouver plus d’argent, car je ne voulais pas tourner en vidéo mais en Super 16 (ce qui majore le budget d’au moins 20%). Je voulais d’autre part m’assurer d’un temps de montage que je prévoyais assez long. J’ai eu gain de cause mais on m’a demandé en échange d’écrire davantage pour convaincre de nouveaux interlocuteurs.
J’ai alors écrit un véritable scénario, scène par scène, d’une soixantaine de pages. Nous avons obtenu de nouveaux financements, en particulier des Conseils généraux d’Alsace et de Lorraine et de la Ville de Strasbourg. Pour obtenir ces aides régionales, il nous a fallu trouver un coproducteur en Alsace, Les films de l’Observatoire. Nous avons obtenu également un accord de coproduction avec la RTBF et un coproducteur belge (Iota Productions).
Début 2000, le film était prêt à être tourné. Entre temps, j’en avais fait un autre. J’avais trois semaines de tournage : une semaine en hiver avec la neige, une semaine au printemps et une semaine en été. Nous étions six : le chef opérateur, qui venait du long métrage, son assistant, l’ingénieur du son, l’assistant réalisateur, la régisseuse et moi même. On tournait beaucoup sur les lieux des batailles, en pleine nature. N’utilisant pas de zoom, il fallait transporter au fin fond de la forêt des caisses d’objectifs fixes. C’était un tournage assez physique et artisanal, à l’ancienne. J’appliquais une méthode de travail que j’avais déjà testé pour deux de mes films précédents : on ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait filmer. On partait le matin, on se baladait et quand quelque chose nous inspirait, on le filmait, sans savoir à ce stade si ça servirait ou non. Nous ne cherchions jamais l’image « utile », mais nous nous laissions guider par notre inspiration, à partir des choix esthétiques que nous avions défini avec le chef opérateur, avec lequel nous avions beaucoup réfléchi au préalable.
Il n’y avait pas vraiment de plan de travail, on se fiait uniquement à notre désir et à notre intuition. Nous cherchions la lumière, la magie fugace de la nature, par définition rebelle aux repérages. Des choses prévues ne marchaient pas, d’autres qui ne l’avaient pas été fonctionnaient. C’est une manière de travailler assez jubilatoire, on ne s’ennuie jamais. L’inconvénient de cette méthode, c’est que parfois il manque des choses utiles au montage, mais c’est la règle du jeu. Il y avait par exemple un lieu extraordinaire, une gare abandonnée construite par les allemands, un bâtiment grand comme Beaubourg, un décor magnifique, mais que nous avons finalement renoncé à filmer, car nous n’avons pas trouvé de manière de le faire qui nous satisfaisait.
Autre contrainte, nous utilisions des filtres spéciaux, pour créer un certain type de lumière, ce qui compliquait la prise de vue. Je ne voulais pas recréer artificiellement ces effets en post-production, mais les inscrire directement sur la pellicule. Lorsque nous avons fait les premiers essais de filtre, le laboratoire nous a mis en garde contre l’impossibilité de revenir en arrière. Il fallait donc faire des choix radicaux, parce qu’ils seraient définitifs. Nous en avons fait le pari et nous ne l’avons pas regretté.
Simultanément, je tournais beaucoup avec une petite caméra super 8. Puisque je n’utilisais pas d’archives, l’idée était de me mettre moi-même à la place du combattant, comme en caméra subjective. Je filmais toutes sortes de choses et d’une manière que je n’aurais pu confié à personne d’autre. N’étant pas caméraman, c’était une façon de me réapproprier le dispositif, avec un outil à ma portée. Personne ne savait ce que je faisais mais tout le monde a été séduit par ce résultat inattendu.
Il a fallu ensuite fabriquer des effets de texture entre le super 8 et le super 16, puis écrire le texte et demander à un comédien, Jean-Pierre Kalfon, de faire la voix. La structure du film était assez complexe, avec de nombreux personnages. Il y avait aussi beaucoup de producteurs, avec des points de vue qu’il fallait accorder. Le montage a duré environ vingt semaines et a été assez douloureux. Le film a été terminé pour Marseille, en juillet 2001, soit trois ans après le premier contact avec la chaîne.
(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)