Le court métrage d’animation Son Indochine est né lors d’un repas de famille. Je déjeunais avec cet homme que j’ai appelé Émile dans le film (ce n’est pas son véritable prénom) une à deux fois par an. Des repas dont il était l’un des anciens et auxquels j’étais invité «par alliance». Je crois qu’il aimait ma curiosité de nouvel arrivant dans son cercle familial et qu’il en profitait pour nous replonger tous dans son histoire. Il racontait son Indochine, une guerre dont je ne savais pas grand-chose. Il racontait une guerre qu’il qualifiait de «sale».
Ma génération – je suis né en 1965 – a grandi avec les guerres de ses anciens. Nous étions élevés dans le souvenir du second conflit mondial et dans le silence de nos pères lorsque nous posions la question de la guerre d’Algérie. Sur l’Indochine, rien ou peu de choses. Un conflit lointain, perdu honteusement. Une guerre sans affect national ostentatoire, faite par des engagés et qui ne concernera pas autant les familles françaises que la suivante, qui verra les fils, les amants, les cousins appelés à «pacifier» une Algérie si proche.
Il y avait pourtant dans les paroles d’Émile des similitudes troublantes avec les (trop) rares échanges que j’ai pu avoir avec mon père sur ses 23 mois passés en Algérie, au temps des «événements». Ces deux guerres coloniales ont laissé chez les deux hommes des traces qui se ressemblent. Ils partagent une fascination pour le pays découvert lors de leur premier «grand voyage» (Émile parlait avec émotion de la beauté des femmes khmères; mon père n’a jamais oublié les chevaux arabes qu’il montait dans un djebel «magnifique»). Leurs souvenirs sont aussi empreints de la relation ambiguë qu’ils ont pu entretenir avec les populations natives rencontrées: moments d’échanges sereins un jour, peur de l’attentat ou de l’embuscade le lendemain. Cette peur est un autre sujet récurrent dans leurs propos. Ils en parlent peu, mais elle revient toujours quand la conversation s’approfondit. L’Indochine comme l’Algérie sont des conflits qui ont permis aux belligérants de développer leurs techniques de guerre psychologique et la peur de l’Autre était une arme souvent aussi efficace qu’un tir d’artillerie. Et j’ai souvent le sentiment que cette peur ne les a jamais vraiment quittés.
Après mon dernier déjeuner chez Émile, je me suis promis de revenir avec un enregistreur sonore ou une caméra. Mais Émile n’a pas voulu. Il souhaitait parler de ses souvenirs, mais n’envisageait pas un seul instant qu’ils lui survivent. J’ai respecté son souhait, mais les anecdotes qu’il a pu me confier ont fini par me donner l’envie d’un autre récit que le documentaire auquel j’avais initialement pensé. Une fiction qui se nourrirait de nos échanges, qui reprendrait la forme du repas familial qui nous a rapproché, qui symboliserait la forme de transmission de sa mémoire qu’il a tout de même jugée nécessaire en semant des souvenirs avec lesquels il savait qu’il stimulait ma curiosité.
Je produis des films d’animation depuis 15 ans et j’ai toujours imaginé que Son Indochine appartiendrait à ce genre. Autre évidence: proposer à Bruno Collet de réaliser ce court métrage. La question de la transmission de la mémoire traverse sa filmographie depuis Le Dos au mur, son premier film. L’idée de réaliser un film de guerre sans une goutte de sang l’a séduit. Nous avons parlé de Valse avec Bachir d’Ari Folman, de La 317e section de Schoendorffer, d’Apocalyspe Now de Coppola, de Baïonnette au canon et de The Big Red One de Samuel Fuller. Bruno a adapté le scénario en cherchant à faire surgir l’effroi et le fantastique, là où on l’attend le moins: dans le quotidien d’un repas familial. Il a choisi la technique de la rotoscopie, procédé consistant à associer dessin animé et tournage avec de véritables acteurs.
Malgré un budget élevé (177 000 €), le montage financier a été assez simple. Les partenaires qui nous suivent, Bruno et moi, depuis nos débuts ont, une nouvelle fois, répondu favorablement à nos demandes. Chez France 2, Christophe Taudière était curieux d’un film d’animation tirant vers le réel. Le film a bénéficié du soutien de l’aide au programme d’entreprise de production de films de court métrage du CNC, un financement important. Et pour avoir accès à deux aides régionales, nous avons réparti le tournage et l’animation entre Rennes et Nantes. Eleonora Marinoni a rejoint l’équipe et travaillé aux côtés de Bruno pendant 6 mois pour finaliser la dimension graphique du film. Puis Léon Rousseau, complice de longue date, a conçu la bande-son et composé les différents thèmes.
Terminé au printemps 2012, Son Indochine a connu sa «première» au Festival du court-métrage en plein air de Grenoble. Il chemine depuis dans les festivals avec parfois des sélections importantes comme au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, à l’ITFS de Stuttgart, à Anifest Teplice, au KingBonn de Shenzhen ou au Palm Springs Short Fest. Une mention particulière pour le festival MECAL de Barcelone qui a retenu le film dans une compétition… documentaire.
J’ai du mal à qualifier Son Indochine. Film de famille, film de guerre… Film d’histoires plutôt que d’Histoire, il évoque ces traces qu’un conflit armé laisse irrémédiablement chez ceux qui ont combattu. Et à chaque fois que j’ai la possibilité d’accompagner le film, à la fin de la séance un homme ou une femme vient me parler de la guerre de son père…
(Témoignage publié dans l’édition 2013/2014 du Guide des Aides)