J’ai rencontré Avi Mograbi aux États Généraux du Film Documentaire à Lussas, à l’occasion de la présentation de son film « Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon ». J’ai découvert à la fois un film formidable et un homme étonnant. Il m’a proposé de l’accompagner sur « Happy Birthday Mister Mograbi ». Nous avons monté ce film avec Arte, ainsi que le suivant, « Août, avant l’explosion ». Les trois films ont été présentés en salle à l’Espace Saint Michel à Paris. Le succès critique qui a accompagné leur sortie a permis de faire connaître l’originalité de son écriture et de sa façon de travailler, il a montré qu’il était à la fois un cinéaste engagé et un véritable auteur.
Quand le projet de « Pour un seul de mes deux yeux » est né (il s’appelait à l’époque « Massada, la vraie histoire »), nous n’avions pas de chaîne de télévision. Même Arte, qui avait pourtant coproduit les deux précédents, n’en voulait pas. Paradoxalement, les films d’Avi étaient montrés dans les festivals du monde entier et il y avait un vrai intérêt pour son travail, en particulier en France. Cette situation nous a décidé à présenter « Massada, la vraie histoire » à l’avance sur recettes du CNC . Le projet présenté était composé d’un texte précisant les intentions de réalisation et une liste de séquences possibles. Bref, pas un scénario mais un projet de documentaire précisant de « quoi ça parle », « comment ça nous parle » et « pourquoi on veut en parler ».
Si l’avance finance principalement des projets de fiction, elle a permis aussi ces dernières années d’aider une quinzaine de longs métrages documentaires par an. Nous avons ainsi obtenu 150.000€ sur un budget total de 480.000€. Comme sur les films précédents, Avi Mograbi était coproducteur, la part israélienne étant ici à hauteur de 35% du budget. La New Foundation for Israeli Cinema est entrée dans le financement à hauteur de 55.000€ et la chaîne privée NOGA à hauteur de 45.000€. Le reste du financement était constitué d’un apport des FILMS D’ICI et de la société d’Avi Mograbi.
Aller chercher des financements cinéma n’est pas un choix par défaut.
Ce choix s’est révélé judicieux parce qu’il s’agissait d’accompagner une écriture documentaire forte. L’obtention de l’avance était aussi une reconnaissance du caractère véritablement cinématographique des films d’Avi, outre l’apport financier qui nous permettait d’être producteur majoritaire du film et nous donnait une grande liberté.
A la télévision, un film existe d’abord par son sujet ; au cinéma, il existe surtout par son réalisateur. Le rapport à l’œuvre n’est pas le même. À partir du moment où l’on réussit à faire sauter l’a priori psychologique selon lequel le documentaire c’est la télévision, l’avance sur recettes devient le lieu principal en France de la reconnaissance du cinéma documentaire. Il est très difficile de faire exister un long métrage documentaire en salle sans elle. Bien sûr, cela ne résout pas tous les problèmes, car le travail qui a été initié depuis quelques années au niveau de l’avance a trouvé très peu de relais dans la filière cinéma. Ce ne sont pas tellement les distributeurs, mais plutôt les filiales cinéma des chaînes qui ne suivent pas. Arte coproduit trois longs métrages cinéma par an, ce qui est très peu par rapport au nombre de films aidés. Les autres chaînes sont encore moins présentes. Il y a donc une vraie réflexion à poursuivre sur l’économie du cinéma documentaire, réflexion dont l’avance est le pivot.
Aux FILMS D’ICI, nous avons toujours considéré que le documentaire faisait partie du cinéma. Il s’agit donc de savoir quand il est judicieux d’avoir comme premier moyen de diffusion la salle. Dans le cas d’Avi Mograbi, ce choix a été aussi rendu possible par nos précédentes expériences par un travail qui s’est construit sur plusieurs années, film après film, et qui a permis de constituer un réseau et un intérêt autour de son travail.
Le film a été sélectionné à Cannes hors compétition, ce qui lui a donné une grande visibilité. Il a été montré aux exploitants qui l’ont aimé et se sont engagés à le programmer au moins sur quatre mois, entre Novembre 2005 et Février 2006. LES FILMS DU LOSANGE, qui prennent pourtant peu de documentaires, ont décidé de le distribuer sur une vingtaine de copies.
En France, si l’accueil de la critique a été extraordinaire, la réception publique a été décevante (exploitation en cours) et n’a pas en tout cas été à la hauteur de ce que l’on espérait, mais, ce ne sera ni le premier ni le dernier.
Le film sort également dans cinq ou six pays, ce qui est une première pour nous sur un film d’Avi Mograbi. Il est sorti en salles en Israël, où il est également passé à la télévision, mais il a rencontré l’indifférence polie du grand public, sans doute parce que les spectateurs israéliens n’ont pas très envie de se confronter à cette réalité. Il commence à circuler aussi dans les pays arabes. Il a été projeté en Tunisie et montré confidentiellement en Syrie, mais là aussi, il dérange une certaine vision de la société israélienne.
Le travail avec un réalisateur qui a un univers aussi constitué que celui d’Avi est très différent du dialogue qui s’instaure avec l’auteur d’un premier film. Il a certes besoin d’un interlocuteur, mais il a un regard lucide sur son travail. Nous avons beaucoup discuté en amont du film, sur l’écriture, qui était au départ très fictionnelle et qui, sous la pression du réel, est devenue de plus en plus documentaire. Nous avons eu ensuite des échanges plus sporadiques durant le tournage et c’est, de façon assez classique, durant le montage que l’on a repris le dialogue à partir des différentes versions.
« Pour un seul de mes deux yeux » s’est fait sur deux ans et demi. Le cinéma d’Avi Mograbi prend du temps. Il a tourné les premières images en 2002 sans savoir qu’elles allaient faire partie du film. Durant la deuxième Intifada, il filmait pendant le couvre-feu des conversations téléphoniques avec son ami palestinien. Le projet a évolué au fur et à mesure. La question de fond posée par le film, c’est : comment finit-on par cultiver et célébrer la mort plutôt que la vie ? On peut se poser cette question bien au-delà du conflit israélo-palestinien. En interrogeant le mythe de Massada, il pose la question de savoir qui sont les romains et qui sont les juifs aujourd’hui.
Le cinéma d’Avi Mograbi est explicitement politique, mais pas au sens habituel du terme. Avi témoigne d’abord de sa propre réalité, en se mettant lui-même en jeu. C’est cette juste place qui permet à ses propos d’être audibles. Ce n’est pas un cinéma de slogan, c’est un homme qui s’engage pour que le monde dans lequel il vit devienne meilleur. Claire Denis disait après la projection à Cannes : « J’ai l’impression d’avoir assisté à l’effort d’un cinéaste pour briser le cercle de paranoïa qui s’est érigé autour de lui ». C’est un cinéma à la première personne et c’est une grande force que d’avoir trouvé cette position là. Je m’intéresse assez peu au cinéma militant, qui me semble souvent prétendre détenir la vérité. Aux FILMS D’ICI, on peut aussi bien faire des films dans les domaines de l’art ou de la musique que sur un grand sujet de société, et je n’y trouve pas moins de plaisir ni de sens politique. Pour moi, l’un des très beaux films que nous avons produit est « Reprise « , d’Hervé Le Roux, parce qu’il marquait justement une rupture entre cinéma militant et cinéma engagé. Il partait du cinéma militant pour faire un film engagé. C’est une position qui me correspond beaucoup plus.
Produire un film ne consiste pas seulement à trouver des financements, mais aussi à faire connaître son réalisateur et à lui permettre de continuer à travailler. Le film a fait partie des sorties marquantes de 2005, la « grande » presse en a parlé et on sait aujourd’hui en France qui est Avi Mograbi, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans. C’est devenu le pays où son travail, est connu et reconnu, autant et peut-être davantage qu’en Israel. Ce travail d’ouverture vers les cinéastes étrangers est une spécificité de la production française.
(Témoignage publié dans l’édition 2005 du Guide des Aides)