Sabine Lancelin

CHEFFE OPÉRATRICE

Je suis une autodidacte. J’ai passé mon baccalauréat et pour toutes sortes de raisons personnelles, je n’avais pas l’intention de poursuivre des études. Je faisais beaucoup de photographies, des films en super 8, je voulais faire un métier où je ne travaillais pas tout le temps et où je voyageais. J’allais beaucoup au cinéma et à un moment donné, ça s’est imposé. J’ai vu quelques films qui, pour moi, ont été fondateurs comme les Rendez-vous d’Anna et Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Ils m’ont fait comprendre que, à un moment donné, le cinéma transmettait quelque chose que je n’avais jamais ressenti en écoutant de la musique ni en allant au musée et je me suis dit : « C’est incroyable ce que le cinéma est capable de produire sur les autres ! ».

Je n’ai pas fait d’école. Ma formation, je l’ai accomplie chez un loueur de caméras où je suis restée plusieurs mois dans l’atelier à monter, démonter des caméras, regarder les équipes préparer les tournages et puis, un jour, je suis partie avec une équipe et j’ai commencé à travailler. J’ai débuté comme stagiaire, ce qui, à l’époque, était relativement simple. Ce qui était moins facile, c’est que nous n’étions pas beaucoup de filles. Après, j’ai eu un parcours tout à fait conventionnel : 2ème assistante, puis 1ère assistante, cadreuse et enfin cheffe opératrice. J’ai travaillé pendant 15 ans avec un chef opérateur que j’adorais, Bernard Lutic, qui m’a fait grimper tous les échelons. C’était très courageux de sa part parce qu’à l’époque il n’y en avait pas beaucoup qui faisait travailler des femmes. C’est lui qui m’a fait débuter au cadre. J’’ai eu la chance de travailler avec Rohmer, Schoendoerffer et un jeune metteur en scène très doué, Edouard Niermans. J’ai fait pendant 6-7 ans des films au cadre. Cela m’a donné un certain savoir-faire qui m’a permis de travailler avec Ruiz et Ricardo Aronovich sur Le temps retrouvé. C’était chez Paolo Branco où j’ai pu rencontrer Chantal Akerman, Manuel de Oliveira, Michel Piccoli, et Philippe Grandrieux avec qui j’ai tourné par la suite.

Pour être chef·fe opérateur·rice, il faut avoir un certain goût des relations humaines : savoir écouter, comprendre ce que dit un·e metteur·se en scène, savoir travailler avec une équipe, savoir faire avec une production. Lorsqu’on est sollicité par des producteur·rices ou par des metteur·ses en scène, c’est cela qui, à compétences égales, fait la différence. Après, il faut être capable d’être à la fois dans la technique et dans l’artistique par rapport à un désir de metteur·se en scène qui n’est pas formulé de façon technique, il faut être capable de lui montrer l’image qu’il a dans sa tête. Cette image-là, on la construit avec de la lumière, avec du cadre, c’est-à-dire avec des focales, un dispositif de lumière auquel il faut réfléchir. La culture générale et la culture cinématographique sont essentielles dans la lumière et la relation avec le/la metteur·se en scène. Il faut avoir vu des films, il faut avoir vu des tableaux, il faut avoir vu des photographies que des artistes ont faits pour, à un moment donné, se demander pourquoi et comment ils les ont faits. Ensuite, les personnalités des réalisateur·rices sont différentes et le travail est différent mais fondamentalement, ces questions-là restent toujours les mêmes. Je ne sais pas comment font les autres mais j’emploie une méthode qui fonctionne avec tous les metteur·ses en scène. Lorsqu’ils/elles me donnent un scénario, je note ce que j’y vois et les réflexions qui en découlent. Certain·es metteur·ses en scène ne veulent rien préparer mais, en fait, ils/elles préparent autrement. Souvent, ils/elles refusent le concret des choses et nous parlons de façon détournée autour du film.

Ce que j’aime dans ce métier, c’est le travail d’équipe. Il y a deux postes importants, en dehors du/de la metteur·se en scène, avec lesquels je collabore très en amont. Ce sont celui de 1er·e assistant·e où il est question de toute l’organisation du film et celui du décorateur·rice où nous parlons des matières et des couleurs. La lumière est complètement dépendante du décor. La place des fenêtres, des lampes va déterminer des choses fortes en termes de lumière. La couleur des murs est très importante. La caméra filme le réel. Ce sont des discussions que j’ai souvent avec mes étudiant·es quand ils/elles veulent faire de la pénombre et qu’ils/elles arrivent dans un décor qu’ils/elles ont choisi et qui est blanc. Ça ne marche pas car on ne peut pas faire de la pénombre avec des murs blancs. On peut y arriver, bien sûr, mais c’est difficile. Quand je parle de décor, j’intègre aussi les costumes. Le travail de préparation est essentiel mais souvent, pour des questions de budget, il se trouve réduit. Ce qui est une erreur colossale parce que lorsqu’on prépare avec le/la metteur·se en scène, le/la 1er·e assistant·e, le/la décorateur·rice et le/la directeur·rice de production, normalement lorsque l’on arrive sur le tournage, les choses doivent se passer très simplement.

Je suis intervenante à la Fémis où les professeur·es sont aussi des professionnel·les en activité. Ce que j’essaie de transmettre aux étudiant·es, c’est ce mouvement perpétuel dans lequel se trouve le/la chef·fe opérateur·trice à travers l’évolution de son métier. En fait ma pédagogie, c’est le « laisser-faire » parce que je pense que c’est la vocation de l’école qui doit être un lieu d’expérimentation. Je ne suis pas dans la théorie où il faut placer la caméra dans un endroit juste. Je leur dis : « Vous voulez faire ça ? D’accord. Comment allez-vous le faire ? Faites le dans les écueils du faire ». Puis, je les guide en leur proposant des solutions. Le cinéma est une fenêtre grande ouverte sur le monde, sur des cultures, des points de vue différents. C’est cela la beauté de notre métier. J’apprends aux élèves à rester ouverts. Je leur conseille de tourner, de travailler et de s’arranger pour faire les bonnes rencontres au bon moment. Je pense que se former sur le tas est plus difficile qu’à mon époque mais que c’est encore possible. Je dis toujours, à mes étudiant·es comme à celles et ceux qui ont raté les concours, que l’école est un outil mais jamais une fin en soi. Je pense que lorsqu’on est déterminé et débrouillard, les nouvelles technologies permettent de s’autoproduire en partie et de s’émanciper de la question de l’argent et de la production. Je leur conseille de constituer des équipes, de se retrouver autour de projets qu’ils aiment et de tourner. Ils vont apprendre des choses dans l’erreur ou dans la réussite mais ils vont aussi découvrir ce qu’est la fonction de réalisateur, ce qui se passe dans la tête d’un·e réalisateur·rice. C’est pour cela qu’à la Fémis il y a cet exercice formidable où les élèves de la promotion font tou·tes un film comme metteur·se en scène et où ils/elles passent à tous les postes : perchman/woman, pointeur·se, ingénieur·e du son. Pour moi, c’est très pédagogique.

L’évolution des technologies nous fait appréhender notre travail totalement différemment. Certaines caméras sont devenues petites et le rapport à l’image est immédiat. Il suffit de brancher un moniteur pour avoir un retour et une image. On peut maintenant se servir comme éclairage de lampes domestiques à des endroits où avant l’on se servait de projecteurs. Par moment, il faut éteindre plutôt que d’allumer pour produire l’image que l’on souhaite faire. C’est un rapport complètement différent et, en plus, il y a une sorte de multidisciplinarité qui est en train de se développer. La jeune génération qui arrive sait parfaitement se servir des ordinateurs et des machines, filmer, étalonner, monter et fabriquer un DCP. La donne est complètement changée du point de vue de la production, du point de vue des équipes, du/de la réalisateur·rice et du rapport au film. Les conditions de production deviennent difficiles et drastiques, ce qui nous place dans des situations souvent délicates. Mais, de l’expérience que j’ai de ces dernières années, je me dis que la grande force de quelques-uns d’entre nous est de savoir faire à la fois des films où il y a beaucoup de moyens et des films sous-financés. Cette capacité d’adaptation est une grande chance que certain·es d’entre nous possèdent. Je pense que chaque film est une aventure en soi, qu’il n’y a pas de règle. J’ai travaillé avec des gens comme Manuel de Oliveira et comme Josiane Balasko. Ce sont des personnes fondamentalement différent·es mais qui sont animé·es par un vrai désir de cinéma. Cela m’amuse beaucoup de passer d’un monde à l’autre. C’est la richesse de ce métier et je pense que ce qu’il faut défendre et ce qu’il faut dire aux jeunes, c’est : « Gardez cette capacité à rester complètement ouvert·es, curieux·ses et disponibles. »

(Témoignage publié dans le guide des formations 2014)