Le Master pro 2 Documentaire de création de l’université Stendhal à Grenoble se déroule sur un an, dont 8 mois dans le petit village de Lussas en Ardèche, devenu au fil des ans un haut lieu du documentaire en Europe. La Maison du documentaire y est installée, ainsi que plusieurs sociétés de production et tous les ans au mois d’août s’y déroulent les Etats généraux du film documentaire. Outre le master documentaire, des résidences d’écriture y sont organisées. Là, entre les deux rues du village, dans le tournoiement des hirondelles et la lumière qui s’attarde sur les vignes où l’on filme un homme qui travaille, les étudiants se confrontent à l’acte de création. Le soir venu, ils sont 5 ou 15 pour une projection dans la salle de cinéma du village et ils se retrouvent pour le repas et les palabres dans l’une ou l’autre des maisons éparpillées dans la campagne. Et l’on sait sous quelle pierre trouver la clef des salles de montage installées dans l’ancienne gendarmerie, pour regarder des rushes, la nuit durant.
Comment décrire cette communauté éphémère, obstinée, qui se (re)constitue ici, saison après saison, en quête de forme à venir ? Comment dire cette expérience unique, éprouvante et fragile, où le travail et la vie échouent à être dissociés, ce questionnement permanent entre le « je » et le « nous », le secret et le visible ?
Réponse en forme d’éphéméride à plusieurs voix.
NOVEMBRE : Les premiers tournés montés
C’est souvent au début du mois de novembre, peu après la fête des morts, que je rencontre la nouvelle promotion à Lussas. Et c’est souvent par un exercice simple que cela démarre : une « vue » à la manière des frères Lumière ou bien un court tourné-monté le temps de filmer – mettons – une plainte. Parfois je leur demande de traduire – pas d’illustrer – en trois plans ce qu’un haïku leur procure, comme celui-ci de Kobayashi Issa : « Pèlerinage aux tombes / le plus jeune enfant / porte le balai ». Comment traduire une perception à partir de ces trois vers ? Et « perception » de quoi, au juste ? Projections. Étonnantes divagations autour de ces quelques mots dans un paysage que chacun découvre et explore. Plaines et collines. Quelques rues. Et ça discute et ça s’impatiente de pouvoir aller plus loin : plus de plans, plus de complexité, plus de rencontres, plus de récits, au-delà du littéral et du naturel. Il m’arrive de leur dire : ici, vous pourriez essayer, faire, refaire, défaire, dire, dé-dire. Ici, cela ressemble plus à un laboratoire, à un atelier où – de l’esquisse à une forme plus accomplie – les gestes malaxent quelques obsessions, de la matière. Passer du je au nous ? Essaye. Ici, chacun pourrait voir surgir quelque chose dont il ne se croit pas capable. Nous ne sommes pas à Summerhill certes, mais assurément loin des orthodoxies audio-visuelles. Disons que parfois – parfois – apparaissent des films dont l’étrange beauté me fait dire : tiens, c’est encore possible de voir des étudiants oser traduire en des termes improbables une expérience singulière. « Pluie d’automne / Les hortensias / se décident pour le bleu (Masaoka Shiki) ».
Claudio Pazienza, cinéaste (Master /les tournés montés, le film individuel)
DECEMBRE /JANVIER : Filmer la parole
J’encadre l’exercice de réalisation d’une étudiante, jeune fille surprenante avec qui je n’arrive jamais à communiquer. Elle est chinoise, fraîchement arrivée ; moi, mexicain. Nos échanges sont abrupts. Je range d’abord cette impossibilité de nous accorder sur le compte de ses difficultés langagières. Le français nous offre un terrain d’entente pentu, glissant, rocailleux. Mais j’ai vite l’intuition qu’il s’agit d’une incompréhension bien plus profonde.
Elle vient me voir pour qu’on prépare son tournage.
– Qu’est-ce que t’as envie de filmer ?
– Je veux filmer bonheur.
– Oui, très bien. Mais qu’est ce que tu vas aller filmer ?
– Je vais filmer bonheur.
– Oui, j’ai bien compris, mais je veux savoir quelle situation concrète tu comptes partir tourner ; devant quoi ou qui tu vas mettre ta caméra, tes micros…
– Bonheur. Situation de bonheur.
– …
Le dialogue, si l’on peut l’appeler ainsi, se prolonge un bon quart d’heure, se crispant de plus en plus à chaque réplique. J’ai beau expliquer, préciser ma requête, j’obtiens toujours la même véhémente affirmation. Agacé de re-énoncer, je finis par renoncer. Vas-y ma grande !
Le bonheur étant par nature fugitif, je demande à l’étudiante de bien vérifier son matériel et lui fixe rendez-vous pour le lendemain soir.
« ¡Vaya que tiene la cabeza dura! », je m’entends marmonner, en espagnol.
Elle, dans son chinois de traits vigoureux et de syllabes dures, elle doit se dire à mon égard quelque chose d’équivalent…
Le lendemain, mon étudiante chinoise arrive en retard, encore sous l’effet d’adrénaline que tout tournage documentaire procure. On s’installe devant le moniteur, elle branche la caméra et se met, maladroitement, à parcourir ses images. Dans l’écran défile, hâtive, pixelisée, la broussaille ardéchoise. Elle cherche longtemps, nerveuse.
Certain qu’il n’y aura rien sur ses images, j’observe sa maladresse avec une petite pointe de suffisance : je vais pouvoir donner ma leçon.
Elle finit par trouver, se lève, éteint les néons du plafond, met la bande en lecture.
Un groupe de très vieilles dames d’allure paysanne, cinq ou six, en plan taille, en demi-cercle. Elles convergent, souriantes sur un ballot de linge bleu ciel. Une vieille dame passe à une autre un tout petit bébé. Celle-ci le reçoit dans ses bras. Son regard s’illumine. Elle le berce un instant, puis passe le frais, joli poupon à une autre vieille dame. Toutes penchées sur l’enfant, chaque vieille attendant son tour…
Je suis bouche bée : c’est le bonheur. Ce que je viens de voir, c’est le bonheur saisi et fixé par le cinéma documentaire. Elle est une artiste ; je viens d’en avoir la première preuve par l’image et je sais que je n’aurai rien à lui apprendre.
Elle par contre – ça oui – elle m’a beaucoup appris.
Alain Paul Mallard, cinéaste et écrivain (Résidence d’écriture, Master /Filmer la parole, le film individuel)
FEVRIER/MARS : Le film collectif
François Truffaut disait qu’à chaque jour de montage une théorie savante du cinéma s’inventait, que le jour suivant venait démentir. Tout monteur a fait cette expérience, exaltante ou laborieuse suivant les jours, et les films.
À Lussas, il semblerait que pour nous autres formateurs ce sentiment se décuple et nous renvoie à nos foyers et à notre travail, secoués, doutant et joyeux.
Ce film d’Antoine si fragile, ces rushes si peu existants, cette difficulté à écrire, cette inhibition à filmer (je l’entends murmurer dans les rushes, alors qu’il vient de déclencher sa caméra pour filmer rien, un bout de bitume, un coin d’herbe… « Bon sang, j’en suis réduit à filmer mon ombre ») qui font éclore un film tout aussi fragile mais fort, élégant et heureux.
Quelque chose résiste ici qui cède le pas un peu partout ailleurs : l’utopie. La croyance qu’un film, celui-là que nous faisons ensemble, le tien, le mien peut-être, va transformer un petit quelque chose chez l’autre, proche ou lointain.
L’utopie de faire, et parfois de réussir un film a 12, un étudiant découvrant quelque chose, convainquant deux autres d’y aller voir pour qu’ensuite trois autres emballés par la parole des deux premiers partent tourner. Puis se retrouver à 12 + 1 formateur dans une salle de montage pour construire le rêve d’un film collectif, avec comme préalable une théorie physique inédite : en montage, rien ne se perd de l’intention initiale, on coupe, on triture, on enlève, mais tout est encore là, plus fort, on ne renonce à rien.
La possibilité que tout ce en quoi nous avons cru, nous formateurs d’une autre génération (il n’y a qu’un auteur d’un film, il faut écrire beaucoup avant de partir tourner, La forme/lefond, etc) peut soudain voler dans un joyeux éclat et nous prouver que le cinéma est encore un art vivant et subversif.
Agnès Bruckert, monteuse ( Master : le film collectif, le film individuel)
AVRIL/MAI : Le film individuel
Les étudiants dépriment. Ils boivent beaucoup, les amours se compliquent et prennent le pas, ils filment à l’aveugle, n’arrivent pas à associer, à trouver le chemin qui fera sens. Je dirai même qu’ils le fuient : ils sont à bonne école.
Romain fait un film depuis la cuisine de sa grand mère, au cœur d’un quart monde cévenol qui révèle son lot de misère et d’hommes trop alcoolisés qui viennent là, chez Mamé, rigoler et chercher un peu de consolation. La fiesta le 4 du mois, jour du RSA. Plus de sous une semaine plus tard. Le pastis à crédit. La vie d’un quartier, celui que Romain a quitté, à jamais, transfuge de classe. Premier film qui inaugure le lieu depuis lequel Romain désire prendre la parole. Romain l’ami des saoûlots, des prolos, des invisibles. Mais comment les montrer ? Comment leur renvoyer d’eux même une image qui les surprendra, comme une percée de soleil à travers les feuilles ? Comment ne pas se laisser dominer par l’image de la misère, spectacle mis en scène par les protagonistes eux-mêmes ? Au pied du mur, nous redécouvrons l’engagement politique qu’est un choix de mise en scène, exprimé par chaque élément, et en premier lieu par sa place à lui de réalisateur-petit fils. Place de la caméra, sur pied ou pas, hauteur, lumière, faire un film par la parole avec un étudiant c’est à chaque fois réinventer le cinéma. Je lui sais gré de m’offrir l’opportunité de penser avec lui au cœur de mon activité intellectuelle favorite, d’une façon si concrète. J’apprends.
Christine Dory, cinéaste ( Master /le film individuel)
JUIN : Ecriture du projet
Un jour, à Lussas, une jeune femme filmait caméra à l’épaule une ruelle sinueuse du village. En nous racontant en voix off ses déambulations dans un bidonville de Caracas, Marie nous transportait au Vénézuela, là où se situait toute l’action du documentaire qu’elle était en train d’écrire. Une manière de se projeter d’Ardèche dans le lieu du film rêvé, de le voir à distance, de composer déjà en plans ses pérégrinations futures dans les barrios dont les habitants écrivent l’histoire sociale et politique.
Un autre jour, c’était un étudiant chinois qui filmait les étendues mornes aux alentours de Lussas. En nous racontant la nostalgie des rizières de son enfance, Ming transfigurait le paysage et nous ouvrait à son imaginaire, à sa mémoire de lointains exotiques.
Je n’en reviens toujours pas, même après plusieurs années où j’ai eu la chance d’y venir jouer le rôle de “tuteur”, que ce petit village — deux rues principales, quelques venelles étroites menant aux vignobles — permette à tant de résidents-étudiants de faire croître, mûrir et éclore leurs œuvres à venir.
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Jacques Deschamps, cinéaste (Master /Filmer la parole, le film individuel, le projet d’écriture – Résidence d’écriture)
*Résidence d’écriture et Master
(Témoignage publié dans le guide des formations 2014)