« Nénette » un film de Nicolas Philibert, produit par Les Films d’Ici (2010)

« Nénette » un film de Nicolas Philibert, produit par Les Films d’Ici (2010)

Le projet Nénette est né de façon très spontanée, un jour où j’étais parti me balader à la ménagerie du Jardin des Plantes. Ce jour-là, j’avais du temps devant moi, et je suis resté près de deux heures devant la cage des orangs-outans, à écouter les commentaires des visiteurs… C’est à ce moment-là que l’idée du film a germé : on y verrait Nénette derrière sa vitre – sans jamais l’entendre – tandis qu’on entendrait les commentaires des visiteurs, sans jamais les voir. Son et image seraient donc entièrement disjoints.

Au début, je pensais faire un court métrage de quinze, vingt minutes maximum. Avec Les Films d’Ici, qui ont produit la plupart de mes films, nous avons déposé une demande de Contribution financière au CNC (aide au court métrage). On n’a pas obtenu l’aide mais un membre de la commission, Roland Nguyen, responsable d’une case dédiée au court-métrage sur France 3 (Libre-court), nous a fait savoir que le projet l’intéressait, qu’il souhaitait le coproduire (à hauteur de 24 000€). Le Forum des Images, qui intervient parfois sur des projets quand ils concernent Paris, a également proposé de s’engager sur le film, sous forme de prestations techniques : étalonnage, projections… Enfin, nous avons demandé – et obtenu – une aide à la Commission d’aide au court-métrage de la ville de Paris (15 000 €). Après tout, Nénette est une vieille parisienne : elle est arrivée à la ménagerie en 1972 ! Certains Parisiens la connaissent depuis toujours ! Enfants, on les emmenait lui rendre visite, et à leur tour aujourd’hui, ils emmènent leurs enfants la voir. Ce qui est frappant, c’est que Nénette reconnaît certains visiteurs, du moins ceux qui viennent régulièrement. Ne parlons pas des soigneurs ! Christelle Hano, chef soigneur adjointe, m’a raconté que chaque fois qu’elle revenait de chez le coiffeur, ou lorsqu’elle changeait de boucles d’oreilles, Nénette non seulement le remarquait, mais le lui faisait comprendre !

Après trois jours de tournage, j’ai commencé à monter. Je me suis rendu compte alors que le parti formel que j’avais adopté, fondé sur des paroles exclusivement off, hors champ, fonctionnait mieux que je ne l’avais imaginé, et allait me permettre d’aller au-delà des quinze minutes prévues. Je suis donc retourné à la ménagerie, j’ai tourné encore un peu, puis j’ai repris le montage… et ainsi de suite ! De fil en aiguille, j’en suis venu à faire deux versions : celle destinée à Libre-Court (FR3), d’une vingtaine de minutes ; et une version plus longue, de 70 minutes. Parallèlement, l’idée initiale a un peu évolué : à l’origine, je pensais ne faire appel qu’aux seules voix des visiteurs ; mais finalement j’ai décidé de recueillir la parole des soigneurs, et de solliciter quelques amis d’horizons différents, un comédien, une psychanalyste… à qui je demandais d’improviser devant la cage de Nénette.

Le long-métrage à peu près terminé, Régine Vial (Les Films du Losange) a décidé de le prendre en distribution (en apportant 60 000€). Les Éditions Montparnasse se sont engagées sur l’édition DVD, le distributeur japonais de mes films précédents a fait un pré-achat (3000€), il y a eu une pré-vente à CinéCinéma (30 000€), et le Festival de Berlin l’a sélectionné pour le Forum. Le budget global du film est de 208 357€. Pour la sortie salles France, Les Films du Losange ont tiré une quarantaine de copies. Aujourd’hui, le film tourne encore dans les festivals. Il a été vendu en Suisse, en Autriche, en Pologne, au Japon, au Royaume-Uni, au Canada et aux Etats-Unis. Mais naturellement, rien de tout cela n’était prévu ni même imaginable quand j’ai commencé à tourner !

Concernant la réception du film, je ne peux pas parler à la place des spectateurs. La plupart des retours que j’ai eus étaient chaleureux, mais ceux à qui ça ne plaît pas viennent rarement vous le dire ! Beaucoup de gens ont dit avoir été saisis, comme hypnotisés par le regard de Nénette, puisqu’elle nous regarde intensément, elle aussi, et nous renvoie notre voyeurisme à la figure. Au fond, c’est un film dont l’objet même est le regard ; un film qui prend à la lettre l’idée du cinéma comme projection, projection de notre imaginaire de spectateurs sur l’écran.

Dans les yeux de Nénette, on peut voir toutes sortes de choses : une solitude, le temps qui passe, la question de l’enfermement, la menace d’extinction qui pèse sur l’espèce, la folie des hommes… mais pour moi, c’est aussi un film sur l’altérité. Nénette, comme figure de l’Autre : en même temps proche et lointaine, semblable et différente, mi civilisée, mi monstrueuse. Au milieu du film, quelqu’un lit l’extrait d’un texte de Buffon dans lequel les orangs-outans sont décrits par les voyageurs de son temps comme étant à la fois très raffinés, capables d’apprendre les bonnes manières, de s’asseoir à table, d’utiliser le couteau et la fourchette, de mettre une serviette autour du cou… et comme des monstres, capables des pires ignominies, voleurs d’enfants, violeurs de femmes. Il me semble que cette double posture, image d’altérité et de similitude, de proximité et d’étrangeté simultanées, est par définition la figure même de l’Autre.

Naturellement, la vitre a toute son importance ! Elle symbolise ce qui nous distingue de Nénette, nous protège, et nous permet de nous approcher au plus près d’elle. Transparence de la vitre et opacité de l’animal, qui conserve jusqu’au bout son mystère. Devant Nénette, on ne cesse de se questionner, on se demande si elle pense, ce qu’elle pense, si elle est triste ou non, etc… Mais nos questions restent sans réponse, nos bavardages se heurtent au mutisme animal.

Seuls quelques plans ont été tournés de manière synchrone ; à de rares exceptions près les sons et les images ont été enregistrés séparément. C’est donc au montage que tout s’est inventé, la plupart du temps à partir des sons. Je construisais une séquence sonore, un peu comme si je faisais de la radio, et une fois que celle-ci semblait tenir debout, j’allais à la recherche d’un plan ou d’une série de plans. Pour une fois, le son était le moteur, alors qu’habituellement il vient en second, et se doit de coller à l’image. Comme quoi tourner synchrone n’a pas toujours des avantages. On peut se sentir à l’étroit. Dans le film on entend soudain une manif passer à proximité de la cage de Nénette. En réalité, elle passait à un kilomètre, on ne l’entendait même pas depuis la ménagerie, mais au montage, je l’ai fait passer tout près. Nénette relève donc du domaine de la fiction, tout en étant considéré comme un documentaire. Allez y comprendre quelque chose, ma bonne dame !

(Témoignage publié dans le guide des aides 2011)