Lisa Sallustio

à propos de son film Assoiffé (2023, 12′ – Punchline Cinéma, Kozak Films, New Shoes Production)

Provenant d’un milieu populaire issu de la deuxième génération d’immigré·es greco-italien·nes dans le Sud de la Belgique, je pense que n’aurais pas réussi à « faire du cinéma » sans l’aide de longues études. J’ai étudié la science politique à Bruxelles, le théâtre à l’INSAS avant de réussir l’examen d’entrée en réalisation à La Fémis en 2016.

Un rêve inné ? Un désir fort créé de toute pièce par l’espace publicitaire et promotionnel du néo-libéralisme (très présent dans les classes populaires comme le Saint-Graal ou la ruée vers l’Or) ? Une passion pour raconter des histoires ? Un amour fou pour les films VHS que j’allais chercher à la vidéothèque avec mon père et que je m’empressais de regarder le samedi soir avec ma fratrie (De Fluber à ET en passant par Retour vers le futur). Je ne saurais jamais vraiment ce qui m’a poussée, petite, à envisager un planning de vie sur une vingtaine d’années et me voir à trente-deux ans, maintenant, en pleine diffusion de mon premier court produit, film de guerre burlesque où je mélange mon amour du drama et de la grandiloquence avec l’humour qui a forgé ma politique et ma croyance aux utopies !

Réaliser Assoiffé, est arrivé après avoir pu expérimenter trois autres réalisations de fiction et deux réalisations de documentaire, je n’en étais donc pas à mon premier coup d’essai et je pense que je n’y serai jamais parvenue sans avoir eu la chance d’apprendre le cinéma à l’école. Avant La Fémis, je ne savais pas ce qu’était un découpage alors qu’aujourd’hui, c’est la technicité que je préfère, penser la mise en scène en amont, dans l’abstraction de mes rêves de mouvements et de chorégraphies.

Le parcours de production d’Assoiffé n’est pas ce qui a de plus conventionnel. En effet, le film n’a reçu ni l’aide avant la production du CNC ni celle de la Fédération Wallonie Bruxelles en Belgique, mais a pourtant réussi à rassembler plus de 150 000 euros via d’autres canaux de financement (TV, région, petites bourses accumulées, Tax Shelter…). Étant un film muet, très chorégraphié, il a été très difficile de montrer dans l’abstraction ce à quoi il allait ressembler. De plus, le film ne suit pas du tout les règles du cinéma dit « classique » avec l’instauration d’un personnage principal, un conflit, un midpoint, un climax et une résolution. Le film est plutôt un essai formel et politique tout comme le cartoon l’était par rapport à l’animation.

Je tiens à souligner l’aide immense qu’a apporté la résidence mise en place par le festival War On Screen de Châlons-en-Champagne. Ce « lab » dont je suis sortie lauréate en 2021 m’a apporté le premier financement conséquent qui a amené tous les autres. Le lab War On Screen est proposé à des étudiant·es sortant de certaines écoles de cinéma (Filmuniversität Babelsberg Konrad Wolf  – Allemagne, UNATC – Roumanie, ECAM – Espagne, Filmuniversität Babelsberg Konrad Wolf  – Allemagne). Plusieurs candidat·es par école sont sélectionné·es sur la base d’un dossier court de présentation d’un projet de court métrage sur la thématique de la guerre. Ensuite, iels ont plusieurs rendez-vous dans l’année où iels rencontrent un·e scénariste qui les aide à écrire leur projet. En fin de résidence, tout le monde rend un dossier plus complet avec un scénario de film n’excédant pas dix minutes. Un·e seul·e candidat·e par école est lauréat·e et reçoit une subvention de 20 000 euros (équivalent plus ou moins à une aide régionale ; cette aide ne peut d’ailleurs pas être combinée à l’aide régionale de la région Grand-Est).

Aujourd’hui, j’ai rencontré plusieurs personnes qui constituaient la commission de ce lab et qui m’ont tous dit avoir soutenu le projet pour son audace, tout en sachant que j’allais me retrouver face aux murs institutionnels pour le reste de mon financement car mon film ne correspondait pas aux carcans imposés. Merci donc à elleux d’avoir pris ce risque !

Lors du tournage, le véritable défi a été d’éprouver, avec le jeune producteur sortant d’école qui m’accompagnait Tristan Vaslot, une structure de production et de réalisation fort ambitieuse dont nous n’avions jamais fait l’expérience (des centaines de figurant·es, des VFX, des SFX en one-shot, de la chorégraphie millimétrée, un danger permanent dû au genre « de guerre » exigeant batailles, combats, corps engagés, etc.).

Le premier tournage de septembre 2021 s’est avéré devenir une vraie catastrophe quand nous avons appris, à trois jours des scènes de grosses batailles, que la chargée de figuration censée trouver 300 figurant·es et qui nous affirmait les avoir trouvé·es, venait de lâcher le projet sans crier gare. Nous nous retrouvions la veille d’un tournage de film de guerre sans aucun·e figurant·e et sans aucune cheffe de file. Le tournage a donc dû être annulé. Nous avons perdu beaucoup d’argent et d’énergie mais nous avons eu une grande chance de pouvoir le reprendre presqu’un an plus tard. J’ai alors été accompagnée par d’autres productions : Punchline Cinéma à Paris et Kozak films à Bruxelles.

Le financement de mon film était donc composé en grande partie par la subvention de War on Screen, l’achat de Canal+ , de l’aide sélective CVS au CNC (une aide pour la création d’effets spéciaux de 30 000 euros), de la SABAM (société droits d’auteur·rice en Belgique dont je suis membre), de la Province de Hainaut en Belgique (équivalent des régions françaises) ainsi que d’un crownfunding. L’achat CANAL+ est un réel bénéfice pour le film. Le prix de l’achat est calculé selon le minutage du film, à la minute. De plus, être achetée par Canal+ garantit une visibilité du film sur les plateformes et à la télévision. Il faut aussi savoir qu’une diffusion télé engendre des droits d’auteur·rice qui est une part non négligeable du salaire du/de la réalisateur·rice, bien souvent maigre lors de la signature du contrat avec les producteur·rices.

En juin 2022, je tournais donc quatre jours de grosses batailles intensives dans les champs de la côte d’Opale. Ça a été le tournage le plus intense de ma vie, correspondant peut–être à l’idée que j’avais petite d’un tournage de cinéma. Moi, mégaphone à la main, en plein milieu des champs, dirigeant des centaines de figurant·es prêt·es à se foncer dessus tout en leur faisant imaginer qu’un avion (invisible alors) allait les poursuivre grâce aux effets infinis des VFX. Je sais que dans l’économie du cinéma francophone, réaliser un film de guerre est quasi impossible, je pense donc qu’Assoiffé a été un film qui m’a permis de réaliser un rêve qui n’aurait sans doute pas été possible dans la formule du long métrage.

C’est certainement le tournage qui m’a le plus appris : tant d’un point de vue technique (le découpage où pas un seul plan ne se ressemble, les effets spéciaux numériques à gérer en amont sur le tournage mais aussi après avec les sociétés de VFX, les effets spéciaux sur plateau grâce à la création de machinerie ou d’objets, etc.) ; mais aussi d’un point de vue artistique (la direction de nombreuxses comédien·nes, la coordination d’une équipe de cinéma complète qui devait se lier à un monde absurde qui n’existe pas et qui possède sa propre grammaire, sa propre dramaturgie à tous les niveaux).

Aujourd’hui, Assoiffé est en cours de diffusion, il a été sélectionné dans une trentaine de festivals, en France, en Europe et à l’international, très récemment à Tokyo (SSFF). Il a obtenu quelques prix, un grand prix du jury à Naples, le prix du jury jeune au festival de Saint-Jean de Luz, le prix de la meilleure fiction à Marseille, des mentions, etc.

Après tant d’efforts, j’espère qu’Assoiffé rencontrera un public qui trouvera dans le film, la force politique de son propos, à savoir : l’absurdité de la guerre et sa profonde corrélation avec l’entreprise de privatisation, en l’occurrence, ici, du bien commun qu’est l’eau.