Je suis né et j’ai grandi à New York mais je suis d’origine haïtienne. Après un cursus d’anthropologie et de cinéma à l’université de Miami, j’ai intégré la Tish School of Art, la prestigieuse école de cinéma de l’université de New York (NYU), qui compte parmi ses anciens lauréats Scorcese, Spike Lee, Jim Jarmush ou encore Oliver Stone. L’école est très orientée vers le cinéma d’auteur et parmi les enseignants, certains viennent d’Europe, comme la scénariste Yvette Biro ou le réalisateur Boris Frumin, avec lesquels j’ai beaucoup appris.
Contrairement à ce qui se passe à l’UCLA ou à l’USC, qui préparent le chemin vers les studios, la NYU, c’est l’école de la débrouille. Personne ne vous donne d’argent pour tourner et il faut acheter la pellicule, mais le film vous appartient. Nous alternions la réalisation de films documentaires et de fictions, en passant sur tous les postes, du chef opérateur à la production, au gré des tournages et en échangeant en permanence nos savoirs. Nous partions dans les rues du Greenwich Village, Manhattan, Brooklyn, du Queens et du Bronx qui étaient encore à cette époque des quartiers sauvages et bohèmes, et l’on se débrouillait avec les moyens du bord pour en ramener des bouts de vie. C’étaient des années passionnantes, où l’on était durant trois ans avec les mêmes personnes dans une atmosphère de laboratoire, faite de bouillonnement d’idées et de concentration extrême.
J’ai ensuite travaillé sur des publicités et des clips, mais la période d’euphorie des années 90, où tout le monde trouvait du boulot, a rapidement laissé place à une situation plus morose. Le public désertait les salles de cinéma et les productions indépendantes new-yorkaises se faisaient racheter les unes après les autres par les grands studios. Mes parents sont retournés vivre en Haïti et j’ai décidé de venir en France, dans ce pays imaginaire où les cafés résonnaient de discussions sur l’art et l’esthétique, avec l’idée d’y trouver de l’argent pour faire mes films.
Le long métrage « Mange, ceci est mon corps » se déroule en Haïti et met en scène une jeune femme blanche, jouée par Sylvie Testud, qui vit avec sa vieille mère agonisante (Catherine Samie) et son serviteur noir pour lequel elle nourrit une étrange attirance. C’est un film non narratif, qui interroge le poids du colonialisme et l’identité du peuple haïtien sur un mode visuel et poétique.
Le projet s’est réinventé sans cesse, comme un puzzle et s’est nourri de ce que j’ai pu voir et entendre dans ce pays. Ma vision de Haïti est complètement subjective et relève plus du domaine du ressenti que d’une architecture structurée. Le film s’ouvre par un long travelling sur Haïti, puis s’immerge dans les paysages et dans une cérémonie vaudoue avant que l’on ne découvre les personnages du récit. L’idée était de plonger le spectateur dans une expérience spirituelle et visuelle plutôt que rationnelle.
J’ai choisi de travailler principalement avec des acteurs non professionnels. J’ai ainsi rencontré l’acteur principal, Hans Dacosta St-Val, par hasard dans un café de Port au Prince. Il jouait du piano dans une salle vide. Je suis entré et j’ai commencé à le filmer avec les gens dans le café. On a très vite sympathisé et je lui ai proposé de participer au projet. Il a tout de suite accepté et je l’ai recontacté trois mois seulement avant le début du tournage. Les jeunes garçons de la troupe sont des enfants qui vivent ensemble à la résidence Kroma, à Jacmel en Haïti, où parallèlement à leur travaux scolaires, ils apprennent l’art audiovisuel. Je les ai rencontré par un ami, Mayence, qui a monté un foyer pour enfants de la rue. A l’occasion du film, ils sont venus pour la première fois en France, alors que beaucoup parmi eux n’avaient jamais quitté leur ville.
Le projet a été sélectionné à la Résidence de la Cinéfondation en 2002. C’est un lieu unique, où l’on bénéficie d’un logement, d’une bourse de 800€ et où l’on peut sortir du quotidien et avoir le temps d’écrire. On peut y faire de nombreuses rencontres, facilitées par l’atmosphère d’échange qui y règne, que cela soit avec des producteurs, des distributeurs ou d’autres réalisateurs accueillis en résidence. J’y vivais par exemple avec Lucrecia Martel et Newton Aduaka, qui préparaient leur prochain film. Tout en développant le projet de long métrage, j’ai obtenu la même année l’aide au court métrage du CNC pour le scénario de « L’Évangile du cochon créole ». C’est un voyage entre l’histoire et l’imaginaire du peuple haïtien, autour de la figure du cochon comme métaphore de l’esprit de l’île.
Cette aide m’a permis de rencontrer mon producteur, Tom Dercourt, de la société Cinéma de facto (ex Les Films à un dollar). J’ai trouvé la logistique en Haïti : chauffeur, régie, repas, logement et j’ai décidé à ce moment d’y créer ma propre structure de production, Union Films, structure qui me permettra d’avoir accès à l’aide à la francophonie pour le long métrage.
Le producteur a obtenu une aide à la post-production de la région Ile de France (ex Thecif), qui a permis de gonfler le film en 35mm. Le film a été présenté en compétition à Cannes en 2004, puis a beaucoup voyagé et a reçu le Prix du meilleur court métrage aux festivals de Locarno, Stokholm, Milan, Rio de Janeiro, Sao Polo, Turin et au festival Tokyo Con Can Film.
L’aide au court métrage du CNC a permis d’ouvrir des portes pour le long métrage. Nous avons d’abord obtenu l’aide à l’écriture au premier long métrage de Centre Images, qui gère le fonds de soutien cinéma de la région Centre, une partie du tournage étant prévue dans cette région. En plus de cette bourse, d’un montant de 7 500€, Centre Images nous a proposé des techniciens travaillant en région, en particulier un régisseur qui nous a beaucoup aidé pour les repérages, et en apportant une aide à la production, d’un montant de 135 000€. La région est ainsi devenue un interlocuteur important pour le film.
Le projet a été présenté ensuite dans le cadre de l’atelier du festival, un Project Market, qui se déroule durant le festival de Cannes et qui met en contact le producteur et l’auteur avec des acheteurs et des distributeurs. C’est ainsi que nous avons trouvé le vendeur à l’international, Memento Films, qui a apporté un minimum garanti, et que nous avons rencontré le sélectionneur de l’époque pour le festival de Toronto, Cameron Bailey, devenu depuis délégué général et qui m’a proposé de revenir le voir le film terminé. On a obtenu ensuite la fondation GAN, qui apportait 67 600€, et enfin, en 2005, après trois années d’écriture, le scénario a pu être déposé au premier collège de l’Avance sur recettes et nous l’avons obtenu (500 000€). Le budget total du film est de 1 245 292€.
Le tournage, en 35 mm, a duré 8 semaines et s’est déroulé principalement à Haiti mais également en Indre et Loire, où se situe une partie de l’action, à l’intérieur de la maison de Madame.
L’ACID a décidé de soutenir le film en le montrant au festival de Cannes et Shellac le distribue. Le film a tourné dans beaucoup de festivals, à Shangaï, Tokyo, Honk Kong, en Australie, en Nouvelle Zélande, à Melbourne, au Mexique, et partout aux Etats-Unis où il a reçu le grand Prix au festival de Miami.
(Témoignage publié dans l’édition 2009 du Guide des Aides)