Avant de me lancer dans la réalisation, j’ai travaillé à la Poste comme manutentionnaire et facteur, engagé syndicalement. En 1996 j’ai réalisé un premier film en 35 mm, un court-métrage de fiction, en costumes, « Ombres magiques », dont le personnage principal était un montreur de lanterne magique du XVIIIe siècle. Le film a fait quelques festivals et reçu un Prix à Saint Petersbourg. Avec Laurent Muhleisen, j’ai ensuite réalisé en autoproduction un documentaire sur l’historien et militant libertaire Daniel Guérin, que j’avais connu personnellement.
En 1994, j’étais l’un des organisateurs d’Agir ensemble contre le chômage, et en 1997, des Marches européennes contre le chômage. J’ai désiré mettre au service de cette aventure humaine mon expérience de la réalisation. L’idée a été de former une partie des marcheurs (une quinzaine) à la vidéo, à l’époque en Hi8, pour qu’ils tournent eux-mêmes leurs carnets de route vidéo. Ils étaient presque tous chômeurs. Varan nous a donné un coup de main, et des professionnels nous ont aidés ponctuellement. Robert Kramer nous a rejoint et s’est immergé une semaine dans la marche britannique, se faisant lui aussi « marcheur-vidéaste ». À partir des images venues de toutes les marches, nous avons monté quatre magazines vidéo militants édités en VHS à plusieurs centaines d’exemplaires. C’étaient des films militants, mais pas, comme on pourrait se l’imaginer, des films austères. On voyait les marcheurs rire, chanter. L’essentiel pour moi était de faire entendre une voix qui parte de l’intérieur d’un mouvement social, et non une voix de l’extérieur, même sympathisante. C’est là je crois l’originalité de notre démarche. On ne voulait pas « donner la parole » à ceux qui ne l’ont pas, mais aider ceux qui n’ont pas la parole à la prendre eux-mêmes, au moyen de la caméra. En 1998, ce travail a été synthétisé dans un documentaire, « En Marche », que j’ai réalisé et qui est passé sur la 5e chaîne, coproduction entre Canal Marches et les Films du Village, avec l’aide du CNC et du CRRAV.
Par la suite nous avons continué notre chemin en conservant le titre « Canal Marches », qui, au-delà de l’événement initial, a valeur de métaphore. Avec un objectif : contribuer à une expression – notamment audiovisuelle – des « Sans voix ». C’est ainsi que nous avons lancé en Île-de-France le projet « Paroles et Mémoires des Quartiers Populaires » il y a trois ans. Ce projet prend des formes diverses : des ateliers d’initiation à la vidéo dans les quartiers populaires, avec de gens de tous âges, des adolescents aux retraités ou aux femmes en alphabétisation, et la réalisation de films et l’organisation d’événements. Avec la volonté de donner de la visibilité aux habitants des quartiers populaires, dans leur diversité de générations, d’origines et de situations, chômeurs, ouvriers, employés…
C’est à la fois un travail d’expression politique et poétique, de mémoires, et une action d’éducation populaire. En effet dans les ateliers d’initiation à la vidéo, les participants basculent d’une position passive à une position active : en passant de l’autre côté de l’écran, ils comprennent mieux comment se « fabriquent » les productions audiovisuelles et médiatiques.
Il y a plusieurs modes de diffusion. L’édition de DVD (quinze titres édités). Des projections publiques, dans des centres sociaux, des associations… La mise en ligne de nombreuses vidéos : le site Internet de Canal Marches dédié à ce projet propose plus d’une centaine d’heures de films (www.paroles-et-memoires.org). Enfin, des installations vidéo de rue. L’installation est plutôt présente sur les scènes de l’art contemporain, et nous aimons bien l’idée de subvertir cette situation en montant des installations vidéo dans les rues et sur les places des quartiers populaires. Ainsi en 2008, près du métro Belleville, « Les Voix de Belleville » s’offraient aux passants sur sept écrans montés sous tente, à même le trottoir. Les habitants du quartier sont venus en grand nombre visiter cette installation, les jeunes y écoutant des paroles d’anciens, et inversement. Nous allons bientôt reprendre ce principe à Villiers-le-Bel.
C’est dans cet ensemble multiforme que s’inscrit la réalisation du film « Les Garçons Ramponeau », réalisé en 2007 avec trois « anciens » du quartier de Belleville. Ils se connaissent depuis les années 1920, ont fréquenté la même école communale (Ramponeau). Deux sont issus de l’immigration juive polonaise. Le troisième de ces copains de toujours, Gaston, est un « Gaulois ». Ils savent faire revivre avec chaleur le Paris ouvrier d’alors. Mais quand Etienne parle de ses parents juifs sans papiers menacés par la police, cela fait aussi écho à notre présent. Et quand Jacob évoque sa jeunesse de petit voyou, il fait de lui-même une comparaison avec les jeunes d’aujourd’hui. Il y a quelque chose de fort dans ces trois destins qui n’ont cessé de se tresser au cours des décennies, témoignant du Belleville immigré d’avant-guerre, traversant les épreuves de l’occupation nazie. C’est ainsi, naturellement, qu’au cours d’un travail de collectage de mémoires dans les quartiers (nous avons engrangé de nombreux autres témoignages d’anciens) est né le désir de faire un film spécifique.
Ce film a été produit par Canal Marches d’une manière tout à fait hors norme. Il est le fruit d’un coup de cœur, le fruit d’une rencontre avec trois personnages attachants. Sa production s’adosse au programme global « Paroles et Mémoires des Quartiers Populaires » que la région Île-de-France a co-financé (par des subventions allant de 40 à 50 000 € selon les années) et qui s’est concrétisé par la mise en place de plusieurs dizaines d’ateliers, de réalisations et d’événements, en partenariat avec des centres sociaux et des associations locales (plus d’une vingtaine de partenaires locaux). Nous avons également reçu des financements complémentaires pour nos actions Belleville, dans le cadre de la Politique de la ville (ville de Paris, Acsé). Le film « Les Garçons Ramponeau » s’est donc produit dans ce cadre général, il a bénéficié des moyens mis en œuvre pour le projet, mais il a été réalisé dans un bénévolat total, montage (très long) compris. En ce sens, sa production ne peut vraiment pas être considérée comme exemplaire.
L’association Canal Marches veut maintenant passer à une nouvelle étape. Nous allons dès l’automne prochain mettre sur place ce que nous nommons une Université Populaire Audiovisuelle. Il s’agira de former des bénévoles, des militants, des salariés de diverses associations pour que ces associations montent elles-mêmes des ateliers vidéo, pour qu’elles filment, montent et diffusent elles-mêmes des mémoires et des expressions émanant des quartiers populaires. L’idée est de leur donner les moyens de leur autonomie. Il y a aujourd’hui un paradoxe, un écart considérable entre les possibilités offertes par le numérique et Internet et la réappropriation de ces moyens par les associations et les syndicats. On veut travailler à réduire cet écart, en inspirant des désirs, et en partageant nos savoir-faire. Un site collaboratif sera également ouvert aux contributions vidéos des associations, avec le souci de valoriser les nombreuses réalisations qui ont vu le jour au fil des ans, et qui, hélas, sont trop souvent inaccessibles.
Le coffret DVD « Les Garçons Ramponeau » et les productions de Canal Marches peuvent être commandés auprès de Canal Marches http://www.canalmarches.org
*dans le cadre du programme « Paroles et mémoires des quartiers populaires »
(Témoignage publié dans l’édition 2009 du Guide des Aides)