Marianna Otero

À PROPOS DE SON FILM l’ASSEMBLÉE (2017, 1h35’ – Buddy Movies)

J’ai réalisé mon tout premier film à vingt-sept ans dans les années 1989-90 dans le cadre d’un atelier de production aux Ateliers Varan auquel André Van In m’avait proposé de participer. Ce film, Non-lieux, coréalisé avec Alexandra Rojo, est né à partir de la proposition d’un metteur en scène de théâtre de filmer des répétitions d’une pièce qu’il montait avec des détenus en prison. En parallèle, nous avions décidé de filmer les familles des détenus en leur montrant les images tournées dans le huis clos de la salle de répétition. Nous avons tourné pendant six mois sans écrire au préalable, puis nous avons montré les rushes à La Sept/Arte, l’INA et la ZDF, qui ont tous aidé le film. C’était extraordinaire, surtout pour un premier film.

Je sortais de l’IDHEC et j’étais un peu déprimée parce que, après trois ans d’école, je me rendais compte que je ne voulais pas « fabriquer » de la fiction mais je ne connaissais rien au documentaire. Je n’avais même pas vu les films de Jean Rouch. À Varan, j’ai compris que je pouvais raconter des histoires, avancer avec des personnages, tourner quand j’en avais envie et avec une immense liberté. C’est cette liberté dans le travail et l’écriture que j’ai adorée. En même temps, je ne ressentais pas le poids des grands maîtres comme en fiction, je me sentais légère et inventive.

Pour le film d’après, La Loi du collège (1994), qui est devenu la première série documentaire produite et diffusée sur Arte, j’ai beaucoup plus écrit, préparé, pris du temps pour trouver l’établissement où je voulais tourner et le financement. J’ai aussi rencontré Denis Freyd (Archipel), qui, depuis, produit tous mes films, à l’exception de L’Assemblée, qui est produit par Pascal Deux, et je suis entrée dans un processus de production et de fabrication beaucoup plus classique.

À l’époque, Denis Freyd n’était pas convaincu de la place du documentaire en salles mais dès les années 2000, on sentait que notre espace de liberté à la télévision, même à Arte, se restreignait en termes de narration. Je pensais qu’il fallait faire des films pour le cinéma et c’est ce qu’on a fait pour Histoire d’un secret, qui est sorti en salle en 2003, puis pour Entre nos mains (2010) et À ciel ouvert (2013).

La genèse de L’Assemblée a d’abord à voir avec mes préoccupations citoyennes. J’étais à la réunion du 23 février 2016 à la Bourse du travail à Paris où il a été évoqué pour la première fois l’idée de ne pas rentrer chez soi après la prochaine grande manifestation contre la réforme du code du travail. Je me suis impliquée dans la commission Communication. J’y allais vraiment pour militer, distribuer des tracts et faire des criées dans le métro pour convaincre les gens de rester sur la place après la manifestation.

J’étais donc le 31 mars sur la place de la République, premier soir de Nuit Debout. Il y avait du monde et le “32 mars”, il y en avait encore plus. Je me suis dit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. J’étais vraiment émue par ce que je voyais et je n’ai pu m’empêcher d’aller chercher une caméra.

Au début, je filmais juste avec l’idée de mettre des vidéos sur internet pour témoigner de ce qu’il se passait, fabriquer des traces et les partager. Nous avons créé une chaîne YouTube nommée Les yeux de Marianne. Je n’avais jamais fait ça et rien ne m’y préparait, car d’ordinaire je ne filme même pas ma famille et je n’ai d’ailleurs pas de caméra personnelle. Cette manière de faire était aussi très différente de mes précédents films, hormis le premier. D’habitude, on fait des repérages et on écrit un dossier, mais ce que je voyais à l’œuvre sur la place me renvoyait à d’autres questions : qu’est-ce qu’un collectif ? Comment s’organise-t-il et selon quelles règles ? Quelle place donner à chacun de ses participants ? Toutes ces questions se posaient au présent et il fallait filmer sans attendre. Je venais par ailleurs de déposer un dossier à l’avance sur recettes pour un autre film et je me sentais libre et disponible.

Dès le deuxième jour de tournage, je me suis rendue compte qu’on n’entendait rien dans les rushes. J’ai essayé de mettre un micro sur la caméra mais ça n’allait pas non plus. J’ai alors proposé à un ami réalisateur de venir prendre le son avec une perche et filmer avec moi.

Après dix jours de tournage, j’étais cependant un peu frustrée de ne filmer que des « petits bouts de trucs », et mon impérieux désir de construction a repris le dessus. Finalement, quand je filme, j’ai toujours dans l’idée de donner une forme à quelque chose. Je pense « film », « continuité », « narration », « récit ». J’ai commencé à me dire que j’allais m’installer vraiment, filmer dans le temps, venir tous les jours, prendre ça très au sérieux, comme un travail. Je suis entrée alors dans le processus de fabrication d’un film, et j’ai choisi un angle que je n’ai plus lâché : filmer l’assemblée générale qui se tenait tous les jours à 18h sur la place et la commission « démocratie », qui réfléchissait notamment au rôle et au fonctionnement de l’assemblée générale.

J’ai vite pris le parti, risqué, de ne pas suivre des personnages comme je l’avais fait souvent pour d’autres films mais de filmer le collectif, même si par moment des figures émergent. Cette approche me semblait cohérente avec la façon dont les gens étaient à Nuit Debout, sans chefs ni représentants.

Après m’être mise dans les conditions de faire un film, comme toujours bien sûr les doutes sont arrivés : avais-je pris la bonne direction ? Est-ce que ça pouvait vraiment faire un film ? Comment faire sans argent ? Mais ce sont ces questions qui aiguisent le regard et j’ai continué à tourner tous les jours, sauf quand je n’avais personne pour faire le son, la parole étant primordiale dans ce que j’observais. J’allais à 16h sur la place et je rentrais vers minuit. Le matin, je recopiais mes rushes, puis j’avais tout juste le temps de reprendre ma caméra et d’y retourner.

Je n’ai pas écrit de dossier pour ce film, ni avant ni pendant, ni après le tournage. De toute façon, je n’avais pas le temps de chercher de l’argent pendant que je tournais. Quand le mois de juillet est arrivé, et que le mouvement a commencé à décliner, je me suis dit qu’il fallait commencer à monter, et le plus vite possible, pour conserver l’élan de ce qu’avait été Nuit Debout, mais je n’avais pas d’argent.

Pendant le tournage, Pascal Deux, qui est réalisateur et producteur, s’est proposé de produire le film, au moins pour trouver de quoi payer la monteuse. Nous avons pensé très vite à lancer un appel à financement participatif, du type Kiss Kiss Bank Bank, mais il fallait faire un « trailer » et je craignais qu’il fausse notre approche du montage à venir. Finalement, Denis Freyd a proposé d’entrer en coproduction et de mettre 15 000 €, ce qui a permis de commencer le montage sans se préoccuper de lancer trop vite le crowdfunding. C’est un geste rare de la part d’un producteur aujourd’hui et cela nous a donné aussi beaucoup de confiance. Nous avons lancé le crowdfunding alors que le montage était presque terminé. Nous avons récolté 35 000 €, ce qui est une belle somme pour un financement de ce type.

Nous avons proposé le film à l’Acid qui l’a sélectionné pour son écran cannois, ce qui lui a donné une première visibilité. Entre temps, nous avions trouvé un distributeur, Épicentre. Nous avons alors engagé la post-production, qui est une étape coûteuse. L’étalonnage et le mixage ont été fait au même endroit, chez Orlando, qui nous a très bien accueilli.

Au final, grâce à l’apport de Pascal Deux qui a mis dans le film tout l’argent de son assurance vie, celui du distributeur, du crowdfunding et d’Archipel, nous avons pu payer tout le monde correctement. Nous avons déposé une demande d’avance sur recettes après réalisation qui nous a été refusée. Le plus angoissant a été l’attente de la réponse, qui a finalement été positive, concernant l’agrément final du CNC, que l’on obtient – ou non – après la vérification des comptes du film par le CNC.

Cette question de l’agrément est un peu technique mais elle mérite qu’on s’y arrête, car beaucoup de productions y sont confrontées aujourd’hui. L’agrément est une condition sine qua none pour que le/la distributeur·rice puisse toucher les aides à la distribution du CNC et que le film trouve un·e distributeur·rice. Le réflexe à avoir, dès le premier jour de tournage et même si on n’est pas sûr de faire le film, c’est de demander un agrément des investissements auprès du CNC et une dérogation pour dépendre de « l’annexe 3 » de la convention, qui concerne les films dont le budget est inférieur à un million d’euros, pour lesquels l’équipe peut être rémunérée en dessous du tarif conventionnel. Sans cette dérogation, les films relèvent de l’annexe 1 et les salaires sont tellement élevés (par exemple 2 875 € brut par semaine pour un·e réalisateur·rice) qu’ils sont incompatibles avec le tournage d’un film documentaire. Sans cette dérogation, il est donc très difficile d’obtenir l’agrément du CNC pour ce type de film.

S’il est normal pour qu’un film puisse sortir en salles que chacun·e de ceux qui ont travaillé dessus soit payé·e, cet agrément pose problème lorsqu’il s’agit d’un film réalisé et produit de manière non classique. Ainsi, pour L’Assemblée, je n’ai pas été payée au premier jour de tournage puisqu’à ce moment-là je ne savais pas encore que je faisais un film. Nous n’avons pas pu demander de dérogation et nous avons dû entrer du coup dans «l’annexe 1» pour un film à tout petit budget, ce qui est absurde. Le CNC pour l’instant est très peu ouvert à d’autres manières de faire, en particulier celles du documentaire. Il est possible, quoique assez compliqué, de « rentrer dans les clous » mais je ne peux m’empêcher de croire qu’une logique se met en place : certains aimeraient que les films hors normes ne sortent plus en salles et fassent, à la rigueur, le tour des MJC, des salles des fêtes et des réseaux associatifs, mais que l’on arrête d’encombrer les salles avec nos « petits » films. Avec l’Acid et d’autres structures, nous défendons à l’inverse l’idée que tous les films, à partir du moment où les salarié·es sont payé·es, doivent avoir le même droit et les mêmes chances de sortir en salles dans des conditions acceptables : documentaires, films de fictions d’auteur·rice ou films à plus gros budget. Et qu’ils continuent d’être financés par les aides du CNC.

C’est une question d’autant plus importante pour nous, cinéastes documentaristes, si nous voulons continuer à pouvoir nous emparer du réel quand il « surgit » et avoir ensuite les moyens de diffuser de façon la plus large possible nos visions au public. Il ne faudrait pas laisser ce travail aux médias traditionnels, qui n’ont ni le temps, ni la volonté de donner de la profondeur à ce type d’événements.

Pour revenir au film, Epicentre, qui est un très bon distributeur, a essayé avec nous de réfléchir à la manière la plus adéquate de sortir le film. Le film est sorti sur une trentaine de salles en première semaine et va poursuivre sa route sur la durée, dans des moyennes, petites et très petites villes. Je l’accompagne sur plus de soixante-dix séances avec débats. Et nous avons organisé un cycle de conférences avec des intellectuel·les et militant·es à l’Espace Saint-Michel à Paris.

Ces débats sont assez passionnants, car l’assemblée se poursuit dans la salle et prolonge, en leur ajoutant des réflexions propres au cinéma, les questionnements qui se déploient dans le film : comment converger, rassembler et en même temps décider, sans exclure une minorité ? Comment est-il possible de se mettre en mouvement de manière efficace sans chef·fes ni représentant·es ?