"La Coupure", court métrage de Nathalie Loubeyre

« La Coupure », court métrage de Nathalie Loubeyre

La Coupure, c’est deux heures dans la vie d’une femme, caissière dans un grand magasin situé dans une zone commerciale comme on en trouve partout autour de des grandes villes. Deux heures de coupure dans son service qu’elle passe à errer dans la zone commerciale, désœuvrée, au téléphone portable, en ligne avec son fils rentré du collège et seul à la maison.

Cette errance « téléphonique » dresse le portrait d’une femme un peu paumée, en quête d’amour, dans un contexte social et urbain assez violent, perdue dans son rôle de mère seule. Le pari était de construire la relation entre cette mère et son fils adolescent, sans qu’on voie ni qu’on n’entende jamais le fils…

C’est un scénario que j’ai écrit entièrement seule. Il est parti de l’envie de revisiter « La voix humaine », le très beau film de Rossellini avec Anna Magnani (tiré de la pièce de Cocteau), qui se passe entièrement au téléphone, dans une chambre… Le téléphone portable me permettait d’échapper au huis-clos… Ainsi je pouvais raconter la relation entre deux êtres, tout racontant quelque chose de l’époque… Une époque où les individus se retrouvent souvent très seuls, à l’ère de l’hyper-communication… Ce personnage de femme m’a été inspiré par des femmes réelles bien sûr, mais aussi sans doute par des réminiscences de Gena Rowlands dans les films de Cassavetes… Ces femmes fragiles et courageuses, que leur comportement décalé, un peu « border-line », rend si attachantes…

Cela faisait longtemps que je voulais faire de la fiction. A vrai dire, mon désir a toujours été de faire de la fiction. Mais, il y a quinze ans, après avoir fait deux court-métrages qui avaient moyennement marché, j’ai eu besoin de gagner ma vie, et le documentaire m’a offert cette possibilité. Pendant une douzaine d’années, j’ai fait beaucoup de films documentaires pour la télévision, principalement des commandes. Cela a été une formidable ouverture sur le monde. J’ai rencontré toutes sortes de gens, j’ai été confrontée à toutes sortes de réalités sociales et humaines que je n’aurais sans doute jamais eu l’occasion de découvrir autrement. Encore aujourd’hui, ce que j’ai vécu, grâce à ces années de travail documentaire, nourrit les histoires que j’ai envie d’écrire.

Et puis, quand j’ai vu la quarantaine approcher, j’ai réalisé qu’il serait bientôt trop tard pour espérer refaire de la fiction ! Alors j’ai tout fait pour renouer avec la fiction. J’ai co-écrit un long-métrage avec un ami réalisateur canadien, qui a eu beaucoup de succès au Canada. Et comme mon envie était de réaliser un long-métrage, il fallait que j’aie un court récent à montrer. Les deux court-métrages que j’avais faits il y a quinze ans étaient trop vieux, et puis c’étaient des œuvres de jeunesse, un peu naïves… Alors j’ai écrit « La Coupure », qui est un film plus mature, et qui correspond davantage à ce que je suis aujourd’hui, en tant que réalisatrice.

« La Coupure » a été fait avec l’aide au court-métrage du CNC, sans laquelle il n’aurait jamais pu exister. Parmi les dizaines de producteurs à qui j’avais envoyé le scénario, aucun n’avait donné suite… (ni même bien souvent, pris la peine de répondre). Alors, au bout d’une année de démarches, j’ai décidé de solliciter le CNC toute seule, sans producteur. Et j’ai obtenu l’aide… Grâce notamment à Antoine Lopez, l’un des responsables du festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, qui faisait partie du jury à l’époque, et qui a défendu mon projet malgré les réticences d’une partie du jury. Parce qu’il avait vu les potentialités du scénario, il a obtenu que je puisse ré-écrire et repasser directement en plénière à la session suivante. Il m’a contactée en me donnant des conseils de ré-écriture, et à la session suivante, le scénario a emporté l’adhésion des autres membres du jury, en tous cas la majorité, semble-t-il ! A partir de là, tout s’est débloqué, les producteurs se sont bousculés pour produire le film, et FR2 l’a pré-acheté… J’ai finalement choisi SEPIA Productions, une production de long-métrage qui était, à l’époque, intéressée par le projet de long-métrage que je voulais faire par la suite… Le CNC a donné 280 000 F, et FR2 50 000 F. On a fait le film avec ça. Le producteur n’a pas voulu aller chercher d’autres financements, en région ou ailleurs. Il a estimé que la subvention accordée par une région aurait à peine couvert le surcoût provoqué par un tournage en région. Comme le film pouvait se tourner en région parisienne, il a préféré se contenter des 330 000 F déjà obtenus. Je regrette que nous n’ayons pas pu obtenir un financement supplémentaire, car ça nous aurait permis de payer les gens, qui ont tous travaillé de façon bénévole, techniciens et acteurs. Et puis, pas de chance pour nous, l’année où nous avons tourné le film, la prime à la qualité venait d’être réformée. Tous ceux qui avaient bénéficié de l’aide du CNC ne pouvaient plus l’obtenir.

Pour le casting, ça s’est fait de façon très simple. J’avais vu Agnès Sourdillon jouer dans « La mécanique des femmes », un long-métrage de Jérôme De Missoltz. Elle jouait un tout petit rôle, mais j’ai été touchée par ce mélange de force et de fragilité, cette voix un peu éraillée, ce physique atypique. J’ai cherché à savoir ce qu’elle avait fait, j’ai été la voir au théâtre, elle jouait à l’époque « L ‘Ecole des femmes » avec Pierre Arditi. Et j’ai tout de suite été convaincue qu’elle pouvait jouer Sonia. Je lui ai envoyé le scénario, elle a accepté immédiatement. C’est une des libertés qu’on a sur un court-métrage, de pouvoir choisir des comédiens inconnus du grand public, uniquement parce qu’ils servent au mieux le personnage. Après, quand on cherche à monter le financement d’un premier long-métrage, sans « comédiens-locomotives », c’est quasi impossible…

En ce qui concerne la réalisation de ce film, j’ai voulu une écriture sobre, épurée, un peu plastique, qui décale le film d’une évocation trop réaliste. L’opposé du film social ou populaire, filmé à l’épaule, presque « documentaire », comme on en voyait à ce moment-là (genre « Rosetta », des frères Dardenne)… J’ai donc choisi de filmer en plans fixes, assez composés, ou bien en travelling, en jouant avec le graphisme des décors… J’ai choisi aussi d’être soit en très gros plans soit en plans très larges, sans intermédiaires ou presque. On est alternativement avec Sonia, le personnage principal, dans son visage et dans sa parole, soit très loin d’elle. Elle est alors perdue dans le décor, ce qui rajoute au sentiment de sa solitude. Le découpage est minimal, les plans longs, souvent des plans-séquence. J’ai beaucoup misé sur le hors-champ, aussi bien sonore que visuel. Du magasin où Sonia travaille comme caissière, on ne voit que le tapis de caisse sur lequel circulent les produits… Le décor joue un rôle important bien sûr, les repérages ont été longs et très précis. Mais contrairement à ce qu’on croit parfois, je n’ai pas fait repeindre les façades, je me suis contentée de filmer celles que j’ai trouvées, dans un centre commercial de la banlieue parisienne. En filmant Agnès Sourdillon dans ces décors, j’ai été traversée par des réminiscences, celle des errances de Monica Vitti dans « Désert Rouge » d’Antonioni, mais aussi par des plans du documentariste Van der Keuken…

La mise en scène elle-même est un peu « décalée » et minimale, dans le sens où le jeu flirte tout le temps entre émotion et distance, ton juste et légèrement décalé, empathie et mise à distance. Dans les plans larges, le personnage est souvent mis dans le cadre sans autre intention que celle de le lui faire traverser. Et de laisser la réaction se faire entre le lieu, le personnage et la situation… En ce qui concerne les monologues au téléphone, nous avons travaillé sur les silences, qui doivent laisser le temps au spectateur de reconstruire les réponses de l’interlocuteur… A la demande d’Agnès, j’ai écrit les réponses du fils (qui n’étaient pas écrites au départ) et un assistant régie lui donnait la réplique au téléphone… Ce qui était au départ destiné à simplement faciliter l’enchaînement des répliques, est devenu un outil précieux pour trouver le rythme de ce monologue…

Ce film doit beaucoup à l’équipe qui m’a aidé à le réaliser, avec beaucoup de professionnalisme et de générosité. Pendant tout le tournage, je me suis sentie soutenue, épaulée, nourrie. J’avais l’impression que nous allions tous dans le même sens, ce qui est une sensation rare sur un tournage, qui tient d’ordinaire davantage du combat, même avec ceux qui sont censés vous aider… Il faut dire aussi que Joël Labat, mon chef-opérateur (et mon compagnon dans la vie), a été un collaborateur précieux et un soutien sans faille dans ce parcours du combattant qu’est la réalisation d’un court-métrage…

Le film a eu une jolie petite carrière. Il a été vu dans une trentaine de festivals, en France et à l’étranger. Outre quelques prix dans les festivals, il a obtenu le prix Jean Vigo 2003 (doté de 2300€!) ce dont je suis très fière, parce que c’est pour moi un des plus beaux prix qui soit. Plus récemment, il a été sélectionné par l’Académie des Césars parmi les douze court-métrages de l’année 2003 susceptibles d’être nominés… Il ne l’a pas été finalement… Dommage…

Aujourd’hui, je mobilise toute mon énergie pour faire un long-métrage, ce qui, dans le contexte actuel, est devenu encore plus difficile qu’avant. Les petits producteurs, très fragilisés économiquement, prennent de moins en moins de risques. Au stade de l’écriture, nombreux sont ceux qui conditionnent le contrat que vous signez avec eux à l’obtention d’une aide à l’écriture (CNC, aide régionale ou européenne). Ils prennent de moins en moins le risque d’investir leurs propres fonds dans l’écriture. Nombreux aussi sont ceux qui, de façon tout à fait illégale, prélèvent sur les aides à l’écriture destinées aux auteurs une part pour leur frais de structure… Personnellement, je me suis vue proposer la moitié seulement d’une aide au développement du CNC, alors qu’en théorie, elle doit être entièrement destinée à payer les auteurs du projet pour lequel elle est sollicitée… Alors, devant cette situation, j’ai fini par financer moi-même l’écriture, c’est-à-dire que j’ai investi un an de travail pour écrire le scénario, sans aucune rétribution. J’ai même payé de mes propres deniers une co-scénariste ! Un effort couronné par un premier succès : le scénario vient d’être sélectionné par Emergence, l’association présidée par Elizabeth Depardieu, qui a pour vocation d’aider les jeunes réalisateurs à faire leur premier long-métrage. Reste pour moi à trouver un producteur…

(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)