Jean Paul Colleyn, Directeur de recherches à l’EHESS et réalisateur

Jean Paul Colleyn, Directeur de recherches à l’EHESS et réalisateur

Il existe un malentendu sur l’anthropologie, considérée comme un inventaire planétaire des exotismes, alors qu’il s’agit surtout de comprendre l’humanité, de comprendre en quoi les hommes se ressemblent. L’ethnographie est une très bonne école de cinéma, de par ses méthodes et l’attention particulière qu’elle porte aux détails et aux structures. La fiction lui emprunte d’ailleurs beaucoup. Au delà du cinéma, l’anthropologie devrait avoir une place dans la culture générale des nouveaux citoyens du monde. Dans tous les métiers, on devrait savoir comment fonctionnent les organisations sociales, les symboles, comment différents types de stratagème institutionnels régulent les relations humaines. C’est un travail passionnant sur l’intelligence de l’humanité et la fabrication de systèmes sociaux ouvragés, dans les rituels, y compris au sens laïque du terme, de gestes répétitifs et codifiés.

Le cinéma documentaire reste le parent pauvre, le passager clandestin de l’enseignement du cinéma. Certains enseignants font des efforts méritoires pour promouvoir l’apprentissage des techniques, mais aujourd’hui les Ateliers Varan sont quasiment les seuls à offrir un véritable apprentissage de la réalisation documentaire. Comme si la société avait peur de se documenter. Les progrès techniques ont permis une miniaturisation du matériel d’enregistrement et un abaissement général des coûts. Au début, un simple magnétophone devait être transporté par 3 personnes, il tient désormais dans la poche. Une nouvelle vague était apparue dans les années 60 avec l’utilisation du format 16mm. Aujourd’hui il me semble étonnant que n’ait pas encore émergé un nouveau mouvement documentaire. Les jeunes gens ont-ils peur de devenir des francs tireurs ?

Personnellement, j’ai commencé à faire de l’anthropologie de terrain, tout en travaillant comme journaliste pour la télévision belge. Je faisais des pages société sur la vie des gens, inspirées des travaux de sociologues ou d’historiens, tout cela dans le journal de 20 h. C’était le climat d’après 68, le contexte était bien différent de celui d’aujourd’hui. Puis j’ai proposé une émission de documentaires, avec l’idée d’en faire moi-même. J’ai été formé par un réalisateur qui faisait des reportages à cheval entre la fiction et le documentaire. J’ai ensuite travaillé à Arte, tout en continuant à publier mes travaux d’anthropologue, je suis entré à l’Ecole des Hautes Etudes, j’ai soutenu ma thèse, etc.

Malheureusement, depuis qu’on s’est aperçu que la télévision pouvait être une grande salle de vente dotée d’énormes réseaux de diffusion, tout le monde a vendu son âme. La télévision de masse sensationnalise la banalité, privilégie l’aspect commercial, flatte la vulgarité. Cette logique de l’audimat et de l’après-coup ne favorise pas les formats insolites et originaux. Quand par accident certains dispositifs novateurs échappent aux autocensures et fonctionnent, ils sont imités et deviennent des recettes. Avec la multiplication des canaux de diffusion, des espaces créatifs pour de jeunes réalisateurs pourraient exister et pas forcément à 1h du matin. Cela ne s’est pas encore produit. Comme la télévision ne vise pas une bonne audience, mais la meilleure audience possible, elle ne cherche pas à découvrir, à faire connaître, et il est désolant de voir combien les différentes chaînes essayent de s’imiter les unes les autres. Même les chaînes culturelles, comme Channel Four en Grande Bretagne et PBS aux Etats-Unis préfèrent un style pédagogique sans souci de forme à la recherche de nouvelles écritures audiovisuelles. De même pour Arte : à l’intérieur de la chaîne, les responsables un peu créatifs se battent comme de beaux diables pour sortir de la banalité, de nombreux programmes confondant le culturel et le chic triste.

L’anthropologie a un rôle pédagogique important à jouer, par l’attention qu’elle porte aux relations sociales, aux interactions, aux « mises en scène de la vie quotidienne » , que ce soit chez les Dogons, parmi les artistes de la Comédie Française ou les diplômés de l’ENA. Les étudiants micro-sociologues ou anthropologues devraient pouvoir bénéficier d’une formation à l’audiovisuel. On peut citer l’exemple extraordinaire de la Granada, une chaîne privée britannique qui finance, à Manchester, un programme d’anthropologie visuelle de l’Université. A l’EHESS, l’enseignement que nous dispensons reste essentiellement théorique. L’idéal serait de nous associer avec une école de cinéma pour certains cours. Tout reste à faire pour favoriser la circulation des savoirs et des apprentissages techniques.

Pour l’observateur du monde social, l’image et le son s’imposent. La reconstitution par l’image me semble plus proche du rapport direct avec le réel que la transcription écrite. Dans notre manière de consommer le monde, le plaisir de voir et d’entendre compte pour beaucoup. En Occident, la pensée et l’image n’ont pas toujours fait bon ménage. Nous héritons d’une iconophobie formidable qui remonte à la Grèce antique et aux textes bibliques. L’image est toujours suspectée de se substituer au réel et de ne pas en faire partie. On n’arrête pas de nous répéter que l’image est partout, qu’elle a tout conquis, mais le rapport à l’image reste difficile, y compris au sein de l’Université. L’image ne fait pas sérieux. La place de l’image, fixe ou mouvante, l’iconologie, la théorie du cinéma, tous ces champs de recherche ont bien de la peine à trouver leur place au sein des institutions de recherche et d’enseignement. L’accès à l’image est très important. Citer un film demeure très compliqué, car citer par écrit des séquences de films, c’est toujours les transformer : la mémoire retravaille les images, il faut pouvoir revoir et revoir encore. Les écrits circulent, mais les œuvres audiovisuelles circulent mal et sont en butte à des tas d’obstacles techniques, juridiques, commerciaux, etc. Ce ne sont pas les documentaires qui circulent, mais les gens qui circulent comme des fous pour les voir, quand on les projette. Je n’hésite pas à dire que c’est culturellement scandaleux : l’image reste hors enseignement, hors citation, hors d’atteinte du désir normal de vérifier une information. Si on ne peut pas montrer des films, les utiliser, les critiquer, comment enseigner ? La circulation des images et des films se fait si difficilement qu’étudiants, chercheurs, enseignants sont, partout dans le monde, obligés de tricher pour regarder des documentaires sous formes de copies de copies complètement lessivées. C’est bien différent aux Etats-Unis, où il y a une propension plus grande à diffuser et à faire circuler des images dans les bibliothèques et les universités, qui sont dotées de postes de consultation et de vidéothèques. En France, malheureusement, il faut voler le savoir. Je suis assailli de demandes de gens qui veulent voir tel ou tel film. Par exemple, ils veulent voir « First Contact », dont ils ont entendu parler, mais qui reste très difficile à visionner. De même, les films des grandes époques documentaires comme le free cinéma anglais, le cinéma direct, le cinéma vérité, etc. qui sont souvent introuvables. La faible transmission qui existe, se fait de toute façons en dehors de l’industrie culturelle de masse, grâce à des enseignants, des programmateurs de festivals ou de cinémathèques, des animateurs d’instituts d’art ou de maisons de la culture.

Une chose qui ne s’apprend pas, c’est le désir. Le plaisir de jouer avec des objets, le plaisir de découvrir quelque chose d’original. Le plaisir de savoir, disait Freud, est un moteur essentiel de l’homme. Le monde est devenu à la fois plus vaste et plus petit. Dans chaque petit domaine spécialisé, des gens ont déjà travaillé. Un professeur peut montrer combien il est intéressant de fouiner, d’enquêter, de dénicher une œuvre méconnue. Il faut aussi apprendre à travailler énormément. C’est une passion. Je pense que moi-même, j’ai eu quelques professeurs qui m’ont communiqué cet appétit. Le travail a un aspect ludique. Le cinéma, c’est un travail, mais c’est aussi une activité ludique. Cela ne se mesure pas en heures, en plus value ; on se donne totalement.

(Témoignage publié dans l’édition 2003 du Guide des Formations)