Jean-Luc Cohen, chef opérateur et réalisateur

Jean-Luc Cohen, chef opérateur et réalisateur

Adolescent, j’étais passionné par la photographie mais je n’avais jamais pensé en faire un métier. J’ai commencé à gagner ma vie en travaillant sur des chantiers en Belgique, avec une formation d’électromécanicien en poche. Un jour j’ai fermé les yeux et me suis posé la question du métier que je rêverais de faire ; quand je les ai ouvert, j’avais la réponse : être chef opérateur ! je connaissais l’INSAS, l’école de cinéma et de théâtre à Bruxelles*, il n’y avait plus qu’à trouver le moyen de s’y faire admettre. Avec l’aide d’un ami comédien, nous avons transformé mon appartement en studio, installé des lumières et fabriqué un décor dans lequel j’ai tourné mon premier court-métrage en super 8, « Mandragore n’aime pas les fleurs », un film aux frontières de la fiction et de l’animation qui a été primé dans plusieurs festivals. Après une tentative infructueuse, j’ai finalement été accepté à l’INSAS dans la section image. J’avais 22 ans.

L’INSAS est une excellente école dont la pédagogie collective et les nombreux ateliers pratiques permettent aux élèves des différentes sections de travailler ensemble autour d’un même projet. L’enseignement Image, en particulier, est de très bon niveau et animé par d’excellents directeurs photo en exercice. Comme prof principaux, j’ai eu Charlie Van Hamme, Michel Houssiaux et surtout Ghislain Cloquet, l’un des fondateurs de l’école, qui avait travaillé avec Louis Malle, Jacques Demy, Claude Berri et Roman Polanski. Avec eux, j’ai non seulement appris la technique et la rigueur indispensable mais également à regarder la lumière, à la concevoir. J’ai aussi beaucoup appris d’André Delvaux, metteur en scène et excellent directeur d’acteurs – injustement oublié aujourd’hui – qui avait une manière très efficace et pertinente de laisser les comédiens prendre possession du plateau avant de décider la façon dont il allait découper la scène. Je me souviens également de Henri Colpi ou Roger Berckmans qui m’ont donné des clés pour comprendre mon futur métier. Pour mon film de fin d’études, j’ai eu la chance de faire l’image d’un court métrage intitulé « Zone surveillée », réalisé par Olivier Langlois, dans lequel Bernard-Pierre Donnadieu tenait le rôle titre; le film a remporté plusieurs Prix dont l’Oscar du meilleur film d’école de cinéma à Hollywood, en 1981.

Quand je suis arrivé sur le marché du travail, la vidéo mobile, comme on l’appelait à l’époque, était en train d’émerger. Initié à la subtilité de la pellicule, aucun chef op’ de cette génération n’avait envie de tourner avec ces épouvantables caméras qui commençaient à apparaître sur le marché; elles étaient peu définies, très fragiles et mal conçues, en particulier du côté du son. Pourtant, un certain nombre – dont je faisais partie – a dû se résoudre à accepter des compromis notamment lorsque la première Betacam a fait son apparition dans les télés : un instant décisif qui signa le début de la transformation de nos pratiques et de nos métiers dans l’audiovisuel. À ce moment-là, j’étais déjà en France, un concours de circonstance, où je travaillais sur des magazines puis sur des documentaires.

Au début des années 90, la plupart des documentaires étaient encore tournés en 16 ou Super 16 mm. Mais la pression était rude et de plus en plus de producteurs voulaient passer à la vidéo, moins chère que la pellicule. Pour pouvoir continuer à tourner en film, on acceptait de tourner avec un nombre réduit de boîtes de pellicule et souvent on se passait aussi d’assistant ; un poste qui a progressivement disparu avec la montée en puissance de la vidéo. Heureusement, aujourd’hui, avec la haute définition, on voit revenir les assistants au sein des équipes légères ; ce qui est une excellente chose. Car un assistant ne se limite pas à charger des magasins de pellicule ou à faire le point ; en documentaire, il est le prolongement de l’opérateur, il l’assiste en permanence dans toutes les phases du tournage. De plus, on oublie trop souvent que le métier de chef op’ s’acquiert surtout sur le terrain, par une sorte de compagnonnage. Être opérateur en documentaire n’est pas simplement affaire de prise de vues ; le savoir-être est au moins aussi important que le savoir-faire : si la technique peut s’apprendre à l’école, la compréhension d’une situation et la qualité du regard ne peuvent s’acquérir qu’au fil des expériences vécues. La liberté dont jouit le chef op’ lorsqu’il tente d’appréhender le réel est certainement une dimension séduisante – surtout si on la compare au travail du directeur photo en fiction – mais c’est une liberté dont il ne faut pas abuser, au risque de déposséder le réalisateur de son film. C’est toute la difficulté : apprendre à rester à sa place de collaborateur et ne pas empiéter sur les prérogatives du réalisateur. Nous sommes en première ligne, nous tissons des liens qui peuvent être très particuliers avec les gens que nous filmons – la caméra a un pouvoir évident de séduction – mais nous ne devons jamais oublier que nous servons les intérêts du film et que nous n’avons pas vocation à nous substituer au réalisateur, même quand celui-ci démissionne, ce qui arrive parfois, par exemple quand les conditions de tournage sont pénibles. Il arrive aussi que l’on soit en désaccord avec ses choix et qu’il faille se résoudre à tourner à contre-cœur une séquence qu’on aurait aimé saisir d’une autre manière, mais sur un bateau, il ne peut y avoir qu’un seul capitaine. C’est la règle.

L’enthousiasme et la passion que nous mettons à faire nos métiers sont évidemment indispensables mais il ne faut pas que cela se retourne contre nous, contre le film. Trop d’équipes de tournage ont été divisées par des problèmes d’égo, de rivalités, de conception différente sur les enjeux du film et parfois même par excès d’empathie pour un des personnages.

La formidable démocratisation des outils audiovisuels incite beaucoup de réalisateurs à se lancer dans le métier en autodidactes, d’abord seuls à la caméra et parfois même au montage. Ils se retrouvent ensuite à gérer une petite équipe connaissant mal les prérogatives, fonctions et responsabilités de chacun. La raison de cette dérive ? Le réalisateur s’est transformé peu à peu en homme orchestre, il ne faut pas s’étonner – même si l’on peut le déplorer – du sentiment de solitude qui envahit la plupart des documentaristes. Le travail en équipe permet de mûrir et d’évoluer dans la pratique de son métier. Personnellement, ce sont les échanges avec les réalisateurs et les monteurs qui m’ont le plus enrichi sur la pratique de mon métier de « chef-opérateur-documentariste ». En retour, si j’ai transmis quelque chose à quelqu’un, c’est par le biais du travail en équipe, par une sorte de capillarité naturelle. C’est pourquoi celui qui s’engage dans la pratique documentaire ne doit pas accepter la solitude comme une fatalité mais doit pouvoir s’en dégager en réinventant de nouvelles formes de collégialité, de travailler ensemble.

Quand j’ai décidé d’être chef op’, j’ai opté pour un métier, mais quand j’ai pris le chemin du documentaire, j’ai eu conscience d’y engager ma vie. Cette transition ne s’est pas opérée toute seule, elle s’est faite aussi lentement que mon évolution, au contact des autres, de mes aînés. L’une des révélations qui m’a été la plus précieuse, c’est de comprendre pourquoi j’avais emprunté ce chemin et ce que j’avais à y faire, le rôle que je pourrais y tenir. En sachant pourquoi on veut faire les choses, on acquiert un point de vue, un regard indispensable pour devenir cinéaste.

Je suis d’abord et avant tout un chef opérateur – je suis toujours très heureux quand on me propose de travailler sur un nouveau projet – et j’ai mis longtemps pour me définir également comme réalisateur. N’ayant pas réalisé beaucoup de films – moins d’une dizaine – je sais que j’ai encore de la marge pour évoluer dans ce métier. Le film n’est que la partie émergée de l’iceberg, ce que l’on voit est le résultat d’un long processus et il faut beaucoup d’énergie et de détermination pour arriver à ses fins, en commençant par convaincre les producteurs et chargés de programme et leur donner envie de nous suivre dans une nouvelle aventure. La part du doute, consubstantielle à toute création, peut être une indéfectible alliée ou la pire des ennemis, selon les circonstances. À nous de savoir l’écouter lorsqu’elle surgit à bon escient et d’apprendre à la combattre quand elle nous mine et nous détruit à petit feu. Un bébé-film, un projet, est par nature très fragile ; la moindre critique, la plus petite remarque peut tuer dans l’œuf le désir de le faire éclore. Mais, quand on passe en mode « action », quand on commence à repérer, à tourner et encore plus à monter, on se transforme en lion, prêt à défendre son petit. Tout le temps d’élaboration d’un film, le réalisateur oscillera entre ces deux états, entre réflexion et instinct, doute et certitude ; sa capacité à s’enrichir du point de vue des autres sans cesser d’être à l’écoute de sa musique intérieure sera déterminante pour l’avenir de son œuvre.

En tournage, c’est exactement ce qui se passe pour le chef opérateur : il doit anticiper et prévoir – c’est-à-dire réfléchir – et en même temps ouvrir tous ses « chakras » pour être réceptif à la scène qui se déroule sous ses yeux. Désirer, vouloir et mettre tout en œuvre pour capter une situation et en même temps être capable instantanément de remettre en cause un choix et de privilégier un autre point de vue s’il y a mieux à faire. Une part de nous est forcément têtue et obstinée tandis que l’autre doit nécessairement rester ouverte.

Chef op’ et réalisateur ? Deux métiers qui ne font plus qu’un pour moi, mais j’aurai mis quinze ans à faire la synthèse entre les deux. D’autres vont beaucoup plus vite. À chacun son histoire.

* L’ INSAS est ouvert aux candidats étrangers et accessible sur concours, à partir du Bac. Elle propose un 1er cycle de 3 ans dans 6 sections : Réalisation (cinéma/radio/télévision), Image, Son, Montage/scripte, Interprétation dramatique, Théâtre. Ce cycle peut être complété par un master en deux ans (www.insas.be)

Témoignage publié dans le guide des formations 2010)