J’ai rencontré Farraj, le personnage principal de « Je suis le Peuple », par hasard en 2009, au milieu d’un champ, lui la pioche sur l’épaule, moi la caméra à la main. J’étais partie seule à Louxor en Égypte, en plein été, pour faire des repérages qui devaient m’aider à écrire un film-essai sur le tourisme de masse, ses conflits sourds et ses questions. C’était un projet que j’avais commencé à écrire pendant mon année de formation en Master 2 à l’École du Doc’ de Lussas. Mais une fois arrivée à Louxor, rien n’avançait, quelque chose n’était pas bien posé dans mon projet et je ne me sentais pas à ma place à jouer la touriste dans ce pays où j’ai grandi et dont je parle la langue, où ma mère habite et où sont les amis et les paysages de mon enfance.
J’ai commencé à passer beaucoup de temps chez Farraj, avec lui et ses voisins du village. Fin décembre 2010, après plusieurs séjours, je lui ai dit que je voulais faire un film avec lui, sur la façon dont on habite cette périphérie économique et sociale qu’est la campagne égyptienne comme le centre du monde alors que tout la désigne comme marge. Je m’étais acheté une bonne caméra semi-épaule et un bon micro avec mes deniers personnels. Parlant l’arabe, je n’avais besoin ni de traducteur, ni de guide. Il me fallait éprouver les choses par l’image avant de les écrire et j’ai donc commencé à filmer, seule et sans financement à ce stade. J’avais déjà montré quelques images à Malik Menaï, un producteur que j’avais rencontré à Lussas lors d’un « tënk » (rencontre entre réalisateurs et producteurs organisée à la fin du Master) et il semblait intéressé par ce qu’il avait vu, mais nous n’avions encore déposé aucun dossier.
Je suis rentrée à Paris la veille du 28 janvier 2011, ce fameux « Vendredi de la Colère » où l’Égypte a basculé dans la révolution. J’étais furieuse d’être rentrée en France comme à rebours de l’histoire en marche. Je fulminais, je voulais être là-bas, au cœur de l’événement, et non devant ma télé à Paris. Farraj, avec lequel j’ai réussi à parler deux fois sur Skype pendant l’occupation de la place Tahrir, était lui aussi planté devant sa télé, ce qui nous mettait d’une certaine manière à la même place, loin du tumulte. Me fallait-il abandonner cette idée de filmer la campagne pour rejoindre la ville en ébullition ?
J’ai finalement choisi de retourner au village lors de mon voyage suivant, en mars 2011, parce que je sentais que je ne voulais pas travailler dans l’urgence de l’actualité, parce que les images de Tahrir que j’aurais pu faire, on les aurait déjà vues, et surtout parce que je me demandais comment Farraj et les habitants du village vivaient ces événements, s’ils y participaient et comment ils s’y sentaient reliés. L’actualité m’avait amenée à déplacer le projet en lui ouvrant une nouvelle perspective : l’irruption fracassante de la grande histoire dans la petite histoire d’un village.
Comment saisir cela ? Je savais que l’on ne verrait pas l’imagerie habituelle de la révolution, les manifestations, les militants, les affrontements avec la police, les chars dans les rues et les corps des martyrs, mais j’ignorais encore quelle direction tout cela allait prendre. Il y avait urgence : les événements n’attendraient pas mes financements et je n’en étais plus à m’interroger sur la composition de l’équipe de tournage. Je suis donc repartie filmer seule, à l’été 2011, pendant deux mois. C’est durant ce séjour que s’est mise en place la forme générale des tournages. Je faisais moi-même l’image et le son avec un micro directionnel fixé sur la caméra. Je travaillais au début avec un pied, que j’ai très vite abandonné, pour filmer presque exclusivement à l’épaule, afin d’arriver à un encombrement minimal et à une plus grande mobilité. Ces temps de tournage étaient toujours assez longs, d’un mois ou plus. J’y suis retourné à dix reprises, en finançant les voyages avec plusieurs bourses d’écriture (CNC, Brouillon d’un Rêve de la SCAM, Bourse Louis Lumière de l’Institut français). Je suis également professeure d’arabe à l’IEP de Lyon et j’ai continué d’enseigner pendant le tournage et le montage, ce qui était contraignant mais me donnait aussi une grande liberté puisque je ne dépendais pas des aides pour tourner et pour vivre.
Le tournage s’est étalé sur deux ans et demi, entre fin décembre 2010 et l’été 2013, l’écriture et la mise en production du film se sont faites en parallèle. Cette façon de travailler m’a permis un temps très long d’immersion dans la famille de Farraj, qui est au centre du film. J’avais besoin de ce temps, je le sentais. Je tenais un journal de tournage en perspective du montage, en consignant chaque jour les scènes que j’avais filmées avec mes commentaires et les événements politiques, mais je n’ai jamais regardé mes rushes avant le début du montage, ce qui, je m’en suis rendu compte alors, a été une erreur car certaines choses auraient été mieux pensées en termes de dispositif et de récit si j’avais fait au fur et à mesure un dérushage précis.
Nous avons commencé le montage en mars 2013, à Périphérie, dans le cadre du programme « Cinéastes en résidence ». Nous avions une montagne de rushes qu’il a fallu organiser et rendre accessible à tous, en cherchant des gens pour traduire les séquences sélectionnées et les sous-titrer, car je ne pouvais pas tout faire moi-même. Le montage a aussi été le premier moment dans tout ce processus où je n’étais plus seule, où j’ai pu apprendre à travailler avec d’autres, à les écouter et à m’éloigner parfois de mes intuitions premières. Cela n’a pas toujours été facile, mais j’avais besoin de ces regards et aussi de prendre de la distance avec cette matière qui avait représenté aussi pour moi une expérience de vie intense et profonde. Je crois que personne n’imaginait le temps que le montage prendrait. Je me souviens de la première discussion avec le producteur, qui m’avait parlé de cinq semaines. Je savais quant à moi depuis le départ qu’il en faudrait beaucoup plus, mais il fallait trouver de l’argent pour le financer.
Nous avons obtenu une première aide à la production, assez conséquente, de la Région Champagne-Ardenne, qui nous a permis de financer une première partie du montage. Le film a également été présenté à Eurodoc, programme européen pour des producteurs avec un projet en cours de développement, et c’est là que Malik Menaï, qui avait suivi le projet depuis son origine, a rencontré Karim Aitouna et Thomas Micoulet, de hautlesmains productions, lesquels ont décidé de coproduire le film. Nous n’avons pas cherché de chaîne de télévision, pour garder notre liberté. Je ne voulais pas qu’une durée me soit imposée à ce stade alors que j’avais été totalement libre pendant le tournage et l’écriture du film. Je savais que le film serait long et l’idée de m’enfermer dans un cinquante-deux minutes me faisait horreur. Nous avons alors obtenu l’Aide au développement renforcé du CNC.
Le montage a été parfois difficile. Il fallait trouver une narration dans ce magma certes non dénué d’intentions mais tellement foisonnant qu’elles s’y perdaient parfois. Nous avons d’abord construit un « squelette politique » qui suivait le déroulement des événements (les élections présidentielles, les moments de crise, la chute de Morsi) et constituait la première ligne narrative du film. L’autre ligne narrative, autour de la vie quotidienne des personnages, a été beaucoup plus longue à construire car il fallait trouver des échos, des rythmes et des ruptures avec la première ligne. Le montage s’est étalé sur un an et demi, à temps partiel puisque je passais la moitié de la semaine à Lyon. J’étais toujours présente dans la salle de montage, je traduisais ce qui ne l’était pas et on construisait les choses ensemble avec la monteuse. C’était ma première expérience du montage d’un long métrage et j’avais un très fort désir d’apprendre. C’est aussi un film dans lequel je me suis impliqué très personnellement, même si la narration n’est pas à la première personne. Il prend racine dans le lien que j’ai noué avec ce pays où j’ai grandi et où je reviens sans cesse, et dans cette relation d’amitié qui s’est nouée avec Farraj et sa famille. Je ressentais aussi l’impérieuse nécessité de contribuer de là où j’étais arrivée à la mise en récit plurielle et protéiforme de cet immense ébranlement qu’a connu l’Égypte depuis 2011. Ce ressort intime en est l’une des lignes souterraines.
Nous avons terminé le montage à la fin de l’été 2014 et fait les finitions dans la foulée. Le montage son et le mixage ont été d’autant plus importants que j’étais seule au tournage et qu’il fallait retravailler les voix pour leur donner davantage de texture. Je suis aussi retournée deux semaines au village avec un ingénieur du son pour faire des ambiances qui nous ont été très utiles. Nous avons terminé la post-production sur les rotules, fin octobre 2014, alors que le film était déjà retenu par le festival de Jihlava, en République Tchèque et par Entrevues à Belfort. Nous y avons gagné quatre Prix, dont le Grand Prix à Belfort. Personne ne s’attendait à un tel succès ! Depuis, le film circule beaucoup en festivals à travers le monde, il a été projeté dans la sélection de l’ACID au festival de Cannes et nous avons trouvé un distributeur pour une sortie salle en 2016.
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Anna Roussillon
(Témoignage publié dans le Guide des Aides 2015)