"Histoire d’un secret", long métrage documentaire de Mariana Otero (2003)

« Histoire d’un secret », long métrage documentaire de Mariana Otero (2003)

L’idée du film a germé il y a une dizaine d’années, après que mon père nous eut révélé, à moi-même et à ma sœur, la comédienne Isabel Otero, les circonstances réelles du décès de notre mère, Clotilde Vautier, qui avait eu lieu en mars 1968. Elle n’était pas morte comme le racontait la version officielle et familiale d’une opération de l’appendicite mais d’un avortement clandestin. Très vite j’ai eu envie de mettre en lumière ce qui était tenu dans l’ombre depuis presque trente ans. Ce qui me revenait toujours á l’esprit, c’était d’imaginer cette mort clandestine, solitaire : hormis par mon père, notre mère n’a pu être accompagnée par aucun membre de sa famille et de ses amis dans cette longue et pénible agonie. Je voulais ressusciter le souvenir, la vie et l’œuvre picturale de ma mère effacées par le secret et aussi mettre cette mort cachée en pleine lumière. Si j’étais habitée par ce désir, il m’a fallu cinq ans pour oser imaginer que mon père accepterait de rendre public ce secret qu’il avait soigneusement gardé pendant 25 ans. Quand j’ai enfin parlé á mon père de mon désir de faire ce film sur Clotilde, et en même temps, á travers son histoire, de lever un voile sur un tabou social, une époque oubliée, une réalité passée injuste pour les femmes, il m’a tout de suite approuvée en me disant qu’il en avait assez de porter ce secret, qu’il était sensible á la dimension universelle que je voulais donner á ce film. Il m’a fait une totale confiance du début á la fin, sans exiger de lire le scénario ou de voir le montage.

Dés que j’ai eu son accord, je me suis attelée á l’écriture du projet. Je voulais mettre beaucoup d’histoires dans ce film : l’histoire du premier secret auquel ma sœur et moi avions été soumises – on nous avait en effet caché la mort de notre mère pendant deux ans en nous disant qu’elle était partie travailler à Paris – l’histoire du second secret portant sur les raisons de la mort de notre mère, l’histoire de la vie de ma mère, de sa peinture que je connaissais mal, puisqu’elle était restée enfermée dans un placard, l’histoire d’un tabou social, et puis enfin et surtout je voulais faire exister ma mère, la rendre présente par le cinéma et la peinture : réunir tous ces éléments dans un même film était très compliqué. Etait-ce même possible ? Et pourtant je sentais que c’était essentiel, comme si justement je devais faire tenir ensemble ce qui avait été tenu séparé pendant des années du fait du secret et du tabou.

Au début toutefois, j’ai pensé à un film entièrement construit autour de séances de pose dans lequel je ne parlerais pas des circonstances du décès de ma mère. Mon producteur, Denis Freyd (Archipel 33), qui s’était intéressé au projet avant même que j’en parle à mon père et qui ensuite en a accompagné respectueusement la maturation, l’a présenté à Arte, qui n’a pas été convaincu. Ce refus de la télévision a eu un effet positif sur le projet dans la mesure où il m’a incité à aller au bout de mon désir initial et à faire le choix du cinéma. J’imaginais mal de toute façon avoir le type d’échanges que l’on a habituellement avec les diffuseurs sur un projet qui me concernait aussi intimement. Je voulais être totalement libre, sans contrainte de format ou d’audimat. C’est aussi un film que les spectateurs devaient choisir d’aller voir et la salle de cinéma me paraissait être un lieu où ce film serait reçu de manière privilégiée : le spectateur y vit á la fois une expérience intime, et en même temps collective. Cela correspondait tout à fait à ce que j’imaginais du film : une histoire singulière mais qui par son traitement allait devenir une histoire où chacun allait retrouver une part de sa propre intimité et de son imaginaire.

J’ai donc réécrit le projet pour l’Avance sur recettes : j’ai essayé, sous la forme d’une note d’intention, d’inclure l’ensemble des « thèmes » que je voulais voir présents dans le film. J’ai travaillé alors avec une journaliste, Iréne Berelovitch, pour mener des recherches historiques. Denis Freyd a financé cette première phase d’écriture. Les membres de la commission ont trouvé le dossier intéressant, mais ils ne voyaient pas comment tous ces éléments réunis pouvaient faire un seul et même film. J’ai alors décidé de réécrire le projet sous forme de scénario. Je l’ai rédigé en un mois et demi, tant il m’était déjà présent à l’esprit. Ce texte décrivait la construction du film, scène après scène, la manière dont s’interpénétraient les différents « thèmes » du film. Mais si l’ordre des scènes existait, ainsi que leur point de départ sous forme de questions que j’allais poser aux protagonistes, leur contenu n’était pas écrit : car ce film allait être aussi un documentaire dans le sens strict du terme. C’est le tournage qui allait donner leurs contenus aux scènes : j’allais poser des questions, proposer des « actions » aux différents protagonistes, préparer le décor, travailler la mise en place et aussi la mise en scène, en terme de lumière et de cadre avec la chef-opératrice, mais les réponses et les réactions de chacun des intervenants á mes propositions étaient de l’ordre de l’inconnu, de la révélation. Ce scénario constituait une sorte d’enquête programmée, de canevas pour une expérience que j’allais vivre avec l’équipe. Une voix off, que j’ai abandonnée ensuite, permettait de faire sentir la dimension poétique et émouvante du récit qui pour l’instant n’était pas dans les scènes puisqu’elles n’étaient pas écrites.

Nous avons présenté à nouveau ce scénario à l’Avance sur recettes et l’avons obtenue. Nous l’avons par ailleurs présenté à Muriel Rosé de France 5 qui s’est montrée enthousiaste. Par la suite des difficultés d’ordre réglementaire ont surgi du côté de la direction de France 5 en raison de l’absence de filiale cinéma. Elles ont été résolues après le début du tournage et France 5 a préacheté le film. Muriel Rosé a alors établi avec moi et le producteur une relation différente de celle qui peut s’établir dans le cadre d’un film purement télévisuel. En un mot elle nous a laissé entièrement libres.

Dés que j’ai obtenu l’avance sur recettes, en décembre 2001, j’ai commencé à envisager la manière dont j’allais tourner et réaliser le film : je voulais, même si nous devions renoncer à la pellicule, entre autres pour des raisons financières, travailler avec une chef-opératrice de cinéma, ayant á la fois l’expérience de la fiction et du documentaire. J’ai choisi Hélène Louvart pour l’image, et un ingénieur du son ayant lui aussi l’expérience de la fiction, Patrick Genet. Par ailleurs je connaissais leurs qualités humaines. Je savais que tout en étant particulièrement sensibles et ouverts, ils seraient capables de garder une distance d’autant plus nécessaire que par instant la mienne pourrait me faire défaut. Nous devions intégrer aussi à l’équipe un assistant qui serait á la fois électro, nous aiderait á la déco, et á la régie. Nous avons choisi un étudiant qui venait de terminer la Femis en section image, Benjamin Serero. Un directeur de production (Thomas Alfandari) devait suivre par ailleurs les repérages et le tournage depuis Paris. Outre les frais de l’équipe, des déplacements et hébergements – le tournage devait avoir lieu principalement en province – il y avait aussi des frais de matériel.

Le budget du tournage ainsi élaboré absorbait à lui seul le montant de l’Avance, sans même parler du coût du kinescopage (46 000 €). Le financement du film était loin d’être bouclé mais je sentais que ma famille était prête á être filmée voire impatiente. Le producteur avait dès lors trois solutions : ou il cherchait plus d’argent et retardait le tournage, ce qui était problématique, ou je remettais en question mon dispositif, ou il prenait le risque d’une aventure financière : il a couru le risque.

Nous avons effectué les repérages avec la chef-opératrice et l’ingénieur du son fin février-début mars 2002. Il s’agissait non seulement de repérer les lieux mais de réfléchir à la manière dont j’allais apparaître dans le film, á l’image et au son.
Pour le tournage, Hélène Louvart n’avait que deux mois de disponible et il a nous fallu adopter un plan de travail très serré, plus proche là encore du travail de long métrage de fiction que du documentaire tel que je l’avais pratiqué jusque là. Cette contrainte a été tout à fait bénéfique au tournage. En resserrant le temps de travail, la représentation de cette expérience intime n’en a été que plus cohérente. En ce qui concerne les scènes de dialogue nous les avons évidemment tournées dans l’ordre du scénario. Nous ne tournions que quatre jours par semaine afin d’adapter dans le détail les autres tournages à ce qui avait déjà été fait.

Nous avons essayé de tenir l’exigence artistique de départ. Ce qui nous a conduit aux limites de l’économie qui était la nôtre. La chef-opératrice utilisait une caméra Sony PD150 comme si elle avait travaillé sur pellicule. Il y avait un travail important et primordial sur la lumière, qui nécessitait un matériel assez conséquent que nous devions limiter toutefois en fonction du budget et aussi du transport : il devait tenir avec l’équipe dans deux voitures.
Certains décors ont été entièrement réaménagés. Entre le travail d’éclairage et de décoration nous avions parfois jusqu’à cinq heures de préparation. Là encore, nous étions très loin du cinéma direct que j’avais pratiqué dans mes précédents films. Mais par contre, une fois que l’on commençait à tourner, on se retrouvait dans les conditions du documentaire : il était hors de question de faire plusieurs prises dans la mesure où la tension et l’intérêt des scènes tenaient tout autant á ce que l’on se disait qu’au fait que c’était la première fois que cela était dit. Ce qui était filmé, plus encore que le récit du passé, était une parole en train de surgir après 25 années de silence.

Le tournage s’est terminé en juin 2002. Le montage a commencé en septembre. Ce qui m’a permis de prendre de la distance vis-à-vis de ce qui avait pu se passer durant le tournage.
Pour le montage, qui a duré comme prévu 18 semaines (hors montage son), j’ai choisi de travailler avec une monteuse de fictions, Nelly Quettier. Son travail a été fondamental. Elle a permis de donner au film sa dimension poétique et sensible, en privilégiant le rythme et les associations d’images sur le sens.

La voix off après plusieurs semaines de montage a disparu. L’émotion était dans les scènes : la voix aurait été redondante et complaisante. Pour ce qui est de la musique, j’avais toujours envisagé d’en utiliser sans bien savoir laquelle : elle devait accompagner l’apparition des tableaux et apparaître et se construire au fur et à mesure du film. Nelly Quettier a utilisé pour le montage de certaines scènes des musiques existantes. Puis, à la fin du montage, nous avons travaillé avec Michael Galasso. Il a très bien compris la fonction de la musique dans le film et a composé, en les adaptant au montage image, plusieurs thèmes qui dans la scène finale se rassemblent pour composer un seul et magnifique mouvement.

Après le tournage, le producteur a mis en place une coproduction avec l’INA (apport en prestation technique) qui est venue s’ajouter au soutien de l’Avance sur Recettes (122 000€), au préachat de France 5 (107 000€). Puis il a obtenu des subventions de la Région Bretagne (25 000€) et du Département de l’Ille-et-Vilaine (7000€). Au fur et à mesure des financements, le risque pris par Denis Freyd au début du tournage s’est avéré avoir été le bon choix.

Le montage son a été fait à l’INA avec Pascal Roussel, ainsi que le mixage. Cette collaboration et les conditions de travail ont été excellentes. Nous avons eu le temps – ah ! quel bonheur d’avoir du temps au montage son – celui entre autre de travailler sur le silence et ses infimes mais essentielles variations. Les conditions du mixage á l’INA ont été très confortables et le travail passionnant.

En revanche, nous avons eu des difficultés avec le kinescopage, qui a duré quatre mois. Les étalonnages pour le film et pour la vidéo sont très différents et tous les problèmes étaient multipliés par deux. Nous avions heureusement fait des essais en amont sur les scènes qui posaient le plus de problèmes. Ils nous ont servi de référence dans nos échanges avec le laboratoire.

Une fois le film terminé, le producteur a cherché un distributeur. Les premiers que nous avons rencontrés n’ont pas cru au film. C’est finalement ID Distribution (Isabelle Dubar) qui a manifesté un réel désir de distribuer ce film.

Nous avons présenté le film aux festivals : festin d’Aden puis La Rochelle, Locarno et Lussas. La distributrice a décidé de sortir le film le 15 octobre avec une dizaine de copies. Six autres ont été faites grâce au soutien de l’Acid. Paris n’a eu au départ qu’une salle. Puis deux la seconde semaine au vu du succès. Le film a bénéficié d’un très bon accueil critique et le budget promotionnel a permis de faire quelques encarts ciblés dans la presse. Des partenariats ont été passés avec la chaîne Cinéma et les journaux Aden et Femina.com.

Au final, nous arriverons à cinquante mille entrées, avec une distribution qui s’est étalée sur dix mois. C’est bien sûr satisfaisant mais j’ai le sentiment que la distribution et l’exploitation du cinéma documentaire en salles, si elles progressent, restent un combat qui n’est pas encore gagné. Le succès d »Etre et avoir » et de « Bowling for colombine » n’a pas radicalement changé les choses. Ils sont considérés comme des cas exceptionnels. Il y a en France plus d’une cinquantaine d’exploitants qui font un boulot formidable, qui croient au documentaire, ont l’ambition de lui donner un public et qui effectivement en donnant toutes ses chances aux films – promotion locale, contacts avec des associations, relations avec les spectateurs – arrivent à attirer énormément de public. Les autres, certes parfois à regret, se soumettent aux pressions et aux lois du marché. Ils cèdent les écrans à des films tirés à des centaines de copies, et rechignent face au documentaire. Même les bons chiffres enregistrés par le film ne suffisaient pas à convaincre certains exploitants de le passer. Comme si sa modestie en terme budgétaire (production et distribution) leur faisait l’ignorer ! On assiste non pas à une logique marchande mais plutôt á une fascination pour le marché : un film ne se mesure pas á ce qu’il peut rapporter mais á ce qu’il a coûté, à l’argent investi. Bien sûr, il y a des exceptions et une progression certaine d’autant que le public est tout á fait réceptif et passionné.

Ce public je l’ai rencontré lors des nombreux débats (plus de 60) auxquels j’ai participé : on y parlait tout autant du sujet que de cinéma. Ces débats permettent de confronter certaines hypothèses de réalisation avec l’effet qu’elles produisent. Et puis dans le cas de ce film, ils ont permis des discussions et des témoignages particulièrement touchants qui comme dans le film venaient après des années de silence : souvenirs intimes mais aussi collectifs, de souffrance et d’années de lutte. Un bout de notre histoire, surtout celle des femmes se disaient là á chaque fois : la salle de cinéma devenait alors un lieu vivant de transmission. Et c’est malheureusement une chose trop rare aujourd’hui.

Le coût de ces rencontres est en général supporté par le distributeur, les exploitants et parfois l’Acid ou l’AFCAE et bien sûr par le réalisateur lui-même qui se met pendant plusieurs mois à disposition en ne percevant aucun salaire. Dans mon cas toutefois, et je crois de façon rarissime dans la profession, Denis Freyd a décidé de me rétribuer en partie.

L’aventure n’est pas encore terminée : un livre d’art regroupant les reproductions de tableaux et dessins de ma mère Clotilde Vautier, accompagnées d’un texte d’une historienne d’art, Sylvie Blottiére, et d’un texte de Nancy Huston, va être édité en septembre. Peut-être y adjoindra-t-on le DVD du film qui sortira de son côté en septembre aussi.

L’expérience de ce film en termes de réalisation a été pour moi un immense plaisir car j’y ai ressuscité ma mère et aussi une page de notre histoire collective. J’ai aussi pu expérimenter une forme d’écriture entre le documentaire et la fiction, où j’ai pu jouer du prévisible et de l’imprévisible. Je crois que la relative réussite du film a récompensé une logique de production cohérente et courageuse d’autant qu’il pouvait éveiller au départ une certaine méfiance : est-ce que cela n’allait pas être un film trop personnel ou intimiste ? J’ai toujours insisté sur la dimension universelle que je voulais lui donner à travers non seulement le sujet mais aussi son écriture cinématographique. C’est ce double aspect qui a motivé ceux qui m’ont soutenu et qui souvent a plu au public. Enfin je dirais rétrospectivement que dans le processus de fabrication de ce film, chaque refus s’est avéré un atout. Parfois je me suis dit qu’il y avait sûrement une bonne étoile qui veillait sur ce film…

(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)