Je pourrais dire que mon intérêt pour les images « technologiques » remonte à mon enfance, à la fin des années cinquante, quand, dans l’atelier de réparation de machines à écrire et à calculer de mon père, je m’amusais à calligraphier des bonshommes avec le clavier des machines à écrire. Il y a certes une différence ontologique entre ces machines mécaniques et l’informatique mais on continue, jusque sur les ordinateurs les plus puissants de la planète, à utiliser des claviers QWERTY ou AZERTY même si leur ordonnancement est totalement incohérent et sub-optimal (l’invention de ces claviers remonte à la fin du XIXe siècle et était destinée à éviter l’entortillement des barres de caractères des premières machines). De ce point de vue, la révolution informatique des années quatre-vingt m’est apparue dans une certaine continuité avec le passé.
Un autre fait capital fut pour moi la lecture, en 1973 et alors que j’étais étudiant, du livre de Abraham Moles, « Art et ordinateur ». C’est un livre qui a marqué beaucoup de gens de ma génération dans le monde entier. Il proposait une synthèse et un bilan des relations entre l’art et la technologie, en s’appuyant sur des expérimentations sur ordinateur qui avaient démarré dans les années cinquante.
J’ai alors décidé de me lancer dans une thèse sur l’art et l’ordinateur. Le monde de l’art et de la création, en particulier à l’université, était alors profondément technophobe. Je ne suis pas sûr que cela ait tellement changé d’ailleurs, même si la résistance à l’innovation se pare de valeurs humanistes ou éthiques : pour beaucoup, l’ordinateur est froid, inhumain et désocialisant, ce qui n’est pas faux mais devrait nous conduire à nous approprier ces outils pour les dominer plutôt qu’à les nier. Il m’était impossible de trouver sur ce sujet un directeur de thèse à Lyon où j’étais étudiant et je suis venu à Paris où venait de se mettre en place à l’université Paris viii une filière Arts et Technologies de l’Image (ATI).
Le début des recherches liant art et ordinateur était une période fascinante par les possibles qu’elle ouvrait. On pouvait travailler sur des formes à n dimensions, sur les fractales, sur l’interactivité, sur des formes expérimentales, mais pas sur le réalisme, qui n’était tout simplement pas envisageable avec les outils de l’époque. Ensuite, lorsque dans les années quatre-vingt-dix et deux-mille le cinéma hollywoodien et la publicité se sont intéressés aux images numériques, les enjeux du réalisme ont phagocyté la recherche, la création et l’expérimentation, comme l’avait fait la penture pompier à la fin du XIXe siècle : il fallait créer des cheveux, de la peau, des reflets dans les yeux, des mouvements crédibles, etc., comme Meissonier ou Detaille s’efforçaient de reproduire avec leurs pinceaux les plus infimes détails d’un costume militaire.
Je n’ai finalement pas soutenu ma thèse mais je suis devenu infographiste au début des années quatre-vingt. Je me suis installé à Toulouse et j’ai travaillé sur des génériques pour France 3, tout en animant des stages d’infographie pour une biennale consacrée aux nouvelles technologies (le FAUST). J’ai rencontré Guy Chapouillié, le fondateur de l’ESAV, et il m’a proposé de donner des cours dans son école. J’y enseigne depuis près de trente ans.
L’ESAV défend une conception du cinéma plutôt classique : rigueur du montage et du cadre, méfiance envers les mouvements de caméra intempestifs ou la musique, importance du son, défense de l’analogique (8 mm, 16 mm, photo argentique) même si ces principes pédagogiques forts se sont un peu émoussés avec le temps. Face à ces « dogmes », sans doute très utiles sur le plan pédagogique, l’infographie a toujours été un peu marginale. Il est vrai qu’il y a vingt ans encore, les outils informatiques ne permettaient pas de concurrencer l’image sur pellicule et au regard du noble art du cinématographe, le numérique ressemblait à un amusement pour enfants. L’enseignement du numérique se créait au fur et à mesure, il n’existait pas encore de cadre formel, tout était à faire, à explorer et à découvrir. J’avais (et j’ai encore) des étudiants curieux, intéressés par ce qui se passait dans les marges, aux frontières de la création conventionnelle, mais pour beaucoup de collègues et d’étudiants, l’infographie consistait surtout à faire des petits Mickeys qui bougent.
Nous travaillions alors avec les fameux « Amiga », la 2 CV de l’infographie, que l’on déplaçait d’un banc de montage à l’autre sur des tables roulantes pour faire des génériques ou de très sommaires effets spéciaux. Les élèves de la spécialité « infographie » créaient des animations en 2D et parfois même en 3D. Dix ans après ces balbutiements, les choses ont progressivement changé : la section d’infographie s’est dotée de deux « silicon graphics » équipées d’Explore, qui étaient à l’époque la Rolls de l’infographie. Avec le temps, la situation du « numérique » s’est retournée comme un pop-corn et c’est le numérique maintenant qui englobe tout le champ (technique) de l’audiovisuel.
À l’ESAV, nous privilégions la pratique, le faire, sans délaisser, du moins nous l’espérons, l’analyse et la réflexion. Nous développons un principe de création/recherche qui amène les étudiants, tout au long de leur cursus et jusqu’à la thèse, à réaliser un grand nombre de travaux pratiques, films, montages sonores et bien sûr réalisations infographiques. L’enseignement essaie d’aborder l’ensemble des aspects de l’infographie mais au moment du choix d’un projet personnel en M2, certains opteront pour les jeux vidéo et d’autres pour les sites web ou des animations 3D, en fonction de leur formation initiale et de leurs connaissances informatiques ou de leur vocation pour l’animation.
Mais c’est surtout vers les effets spéciaux que semble s’orienter la spécialité infographique. Le travail avec les logiciels de « compositing » mêle, en les hybridant, plusieurs branches de l’infographie comme la 3D ou l’animation. On peut maintenant travailler sur le film, qui est une suite d’images, comme on peut travailler une image unique sur Photoshop, en se le réappropriant entièrement et, puisque ce maudit réalisme semble désormais acquis, le temps est enfin venu d’inventer de nouvelles formes narratives non linéaires, de quoi consacrer à une passion d’enfance une petite quarantaine d’années encore…
(Témoignage publié dans l’édition 2012/2013 du Guide des Formations)