Dans les Murs de la Casbah est une histoire de rencontres successives, comme souvent dans le documentaire. Il y a quelques années, invitée à un séminaire de recherche universitaire organisé par le laboratoire de sociolinguistique urbaine de Rennes 2, je rencontrai une équipe de doctorants algériens travaillant sur les quartiers populaires. Avec l’un des professeurs français de l’université, Thierry Bulot, nous réfléchissions déjà depuis quelques mois à travailler ensemble. Il ne s’agissait pas d’une commande, mais d’un désir de travailler en collaboration. Je m’intéressais à la sociolinguistique, et Thierry cherchait à intégrer la dimension audio-visuelle aux projets du laboratoire, notamment dans sa collaboration avec l’équipe algérienne.
J’ai d’abord écrit une ébauche de film, autour de la ville d’Alger et du travail des doctorants sur l’espace et les mots. Chacun d’entre eux travaillait sur un quartier populaire de la capitale. Avec ce premier dossier, j’ai obtenu une aide à l’écriture de la Région Bretagne qui m’a permis de partir à Alger, pour la première fois. Là-bas, j’ai parcouru la ville à pied, toujours en compagnie de Réda Sébih, l’un des doctorants qui travaillait plus particulièrement sur le quartier de la Casbah.
Ce fut ma première rencontre avec l’Algérie, dont je n’avais que très peu d’image jusqu’alors. Une rencontre forte et toute en contradictions… Cette sensation de proximité, presque de familiarité avec les Algériens de mon âge comme Réda, et dans le même temps, des différences très profondes. Tout cela enrobé dans une histoire commune, avec tout ce qu’elle porte encore de complexité et de non-dits. Un peu comme si nous étions des cousins éloignés qui se rencontraient pour la première fois.
C’était en 2009, une période où le webdocumentaire commençait à faire beaucoup parler. Une partie de la profession semblait excitée par ce nouvel espace de diffusion qui s’ouvrait, moins formaté que les chaines de télévision et qui semblait à portée de main. Tout était à construire (et sans doute l’est encore), du modèle économique aux nouvelles formes de narration. Il y avait une sorte de frémissement général. Mais pour d’autres, le webdocumentaire était tout simplement une escroquerie sémantique. Le documentaire ne pouvait pas être délinéarisé, le terme était usurpé, et cette chose n’avait aucun rapport avec notre travail. Je me disais que ce débat avait ses limites, et que le mieux serait peut-être d’aller voir concrètement comment «ça marchait».
Il se trouve que dans le même temps, en travaillant avec Thierry Bulot et son homologue algérienne Assia Lounici, je m’aperçus que la question du public visé par notre projet était assez délicate. Les chercheurs souhaitaient à la fois s’adresser à leurs pairs, universitaires et spécialistes, et toucher le grand public. La forme du webdoc pouvait, par la possibilité de parcours multiples, permettre à des spectateurs très différents d’accéder à l’objet via des entrées distinctes. D’autre part, ayant passé du temps dans les innombrables escaliers et les ruelles de la Casbah, je pensais que sa dimension labyrinthique se prêterait volontiers à une délinéarisation. Enfin la question de la diffusion au Maghreb acheva de me convaincre que l’idée de transformer ce projet en webdocumentaire avait du sens, au-delà de l’expérience. Internet permettrait ainsi aux Algériens de découvrir ce travail, de manière beaucoup plus large que dans le cadre d’une production documentaire «classique».
Jean-François Le Corre, producteur de la société Vivement Lundi!, s’était déjà engagé sur le projet. Mais pour Vivement Lundi, comme pour moi, c’était une première expérience de webdocumentaire. La dimension universitaire rendait possible une collaboration avec le CREA de l’Université Rennes 2, structure de recherche et de production qui avait des expériences d’œuvres délinéarisées pour le net, et avec laquelle Vivement Lundi avait déjà coproduit des documentaires. La collaboration s’est donc mise en place, avec une grande partie de l’équipe venant du CREA: le web-designer, le développeur, un cadreur et un ingénieur du son.
C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à découvrir un processus de fabrication que je ne connaissais pas. Réfléchir à une arborescence, penser une intention graphique, faire des choix quant à la navigation… Tout ça n’était absolument pas naturel pour moi, et j’avais une fâcheuse tendance à résister, malgré moi! Je me suis battue avec différentes armes pour parvenir à élaborer une arborescence avant le tournage (nécessaire à l’obtention des premières aides). Post-its, crayon et gomme face à un grand poster, logiciel spécifique… Je revenais en permanence à une structure proche du documentaire linéaire. Aurélie Angebault, qui s’est occupée de la production exécutive au sein de Vivement Lundi, m’a beaucoup aidée à faire le deuil d’un film possible. Et nous sommes parvenues à bâtir des dossiers de demande de financement dont nous inventions la forme en tâtonnant.
Je suis retournée plusieurs fois en repérage dans la Casbah. Là-bas, les relations s’approfondissaient peu à peu avec les habitants, notamment avec les femmes, en même temps que la structure du webdocumentaire. Il comporterait deux espaces distincts mais communiquant: d’un côté une déambulation dans la Casbah, à travers des rencontres de lieux et d’habitants, et de l’autre un espace plus didactique, des éclairages historiques, sociologiques et linguistiques par des universitaires algériens. Les repérages ont aussi été un moment de construction de la relation avec Réda, le doctorant avec qui je travaillais sur place. Il a ainsi fallu que je comprenne au mieux son travail de recherche, et qu’il découvre aussi les enjeux de ma démarche. La dimension dramaturgique, l’existence de personnages, ne sont pas nécessaires à l’élaboration d’une thèse en sociolinguistique urbaine. La précision scientifique n’est pas un élément fondamental de mon approche documentaire. Là encore, il s’agissait d’une rencontre entre deux mondes qui avaient besoin de temps pour élaborer une démarche commune.
Les premières recherches graphiques et le dossier issus de ces repérages nous ont permis d’obtenir une aide au développement du CNC. Peu après, France 24 s’est engagée sur le projet, nous permettant d’être éligibles à la toute nouvelle aide du FACCA (Fonds d’Aide à la Création Cinématographique et Audiovisuelle en Bretagne), destinée aux projets de webdocumentaires. En effet, comme pour l’aide à la production du CNC, la Région Bretagne avait posé comme condition l’engagement d’un diffuseur. Avec ce budget, encore incomplet, nous avons décidé de tourner.
La première session de tournage a eu lieu en avril 2011. Deux semaines passées au cœur de la Casbah, durant lesquelles nous avons tourné exclusivement le «corps» du webdoc, c’est-à-dire les rencontres avec les habitants. Ce ne fut pas simple, notamment avec les femmes pour qui la présence de la caméra, théoriquement acceptée pendant les repérages, devenait plus difficile au moment du tournage. La Casbah est un quartier très populaire et ancré dans la tradition, et la dimension virtuelle du projet, au départ conçue comme un élément positif quant à la diffusion, est parfois devenu un vrai frein: il peut être autrement plus compliqué de prendre la parole quand on sait que celle-ci sera potentiellement entendue partout et de manière permanente, ce qui inclut les autorités mais aussi les voisins…
Mais de belles rencontres ont eu lieu, et nous sommes rentrés de ce premier tournage avec une matière déjà riche. Le montage des modules vidéo a commencé, avec en parallèle, tout le travail de design et de navigation qui continuait (parfois contredit mais aussi nourri par cette première session). Il nous a fallut du temps pour trouver la forme définitive du webdoc. Le dossier que nous avions envoyé au CNC pour l’aide à la production était encore fragile graphiquement, peut-être cela explique-t-il le refus essuyé. Mais un autre financement est venu permettre le bouclage du budget, celui de l’UOH (Université Ouverte des Humanités), un portail du ministère de l’enseignement et de la recherche, qui devenait du même coup le deuxième diffuseur du webdocumentaire.
Nous pouvions ainsi envisager la deuxième session de tournage (octobre 2011), pour une grande part consacrée aux entretiens avec les universitaires et aux photographies nécessaires à la navigation. Au retour, une nouvelle session de montage nous attendait, en parallèle du travail de développement web. Ce fut une période très intense, et très différente d’une postproduction de film documentaire. J’aime beaucoup le montage, dans sa longueur et dans son «enfermement»: deux personnes malaxant une matière pour en extraire le sens, l’organisation et le rythme. Dans le cas du webdocumentaire, en tout cas pour celui-ci, il fallait terminer le montage des séquences (une quarantaine, avec pour chacune son rythme propre et sa cohérence), tout en prenant des décisions importantes quant aux choix définitifs de navigation, en décidant de la forme de tel ou tel bouton, de telle mention écrite, bref, en validant tous les éléments graphiques constituant le webdocumentaire (sans oublier les univers sonores à construire). Un tempo bien différent de l’habituel huis clos du montage!
À quelques jours de la mise en ligne, il fallait encore corriger les erreurs, vérifier tous les textes et mentions écrites, tester, tester, et encore tester pour débusquer les «bugs» techniques. Si j’ai parfois eu le sentiment de diriger un bateau un peu imposant, l’expérience fut riche et intense, notamment en permettant des collaborations totalement nouvelles pour moi, avec un web designer, avec un développeur (métier qui me paraissait totalement abstrait, voire rebutant, et qui s’est avéré fascinant!). Je terminais l’aventure fatiguée, mais dans l’intensité du travail en équipe.
La seule frustration qui restait présente était celle de ne pas maîtriser la narration au sens classique du terme. La subjectivité de l’auteur est bien là, à toutes les étapes de fabrication, et la narration globale vient aussi se nicher dans la navigation et le rythme graphique, mais il n’est pas évident d’admettre que telle ou telle séquence ne sera peut-être pas vue, voire que l’internaute la quittera en plein milieu, pour passer directement à une autre…
La veille de la mise en ligne était organisée une «projection» du webdocumentaire aux Champs libres (l’équipement culturel de Rennes) avec Le Blog documentaire qui était partenaire de sa sortie. Nous avons beaucoup réfléchi à la manière de présenter ce drôle d’objet. Et pour avoir assisté à des présentations techniques un peu laborieuses, nous avons pensé que la meilleure façon de vivre cette expérience collective était de raconter une histoire au public. Ainsi, j’avais élaboré un parcours au sein du webdocumentaire, que je ponctuais d’interventions de ma part. Pour moi, ce fut une soirée très particulière et très belle. J’étais sur le bord de la scène, et pendant près d’une heure, à chaque fois que ma voix laissait place à une séquence, je voyais les visages levés des spectateurs, tout juste éclairés par la lumière de l’écran. C’est une expérience qui ne ressemble pas du tout à l’avant-première classique d’un film, puisque les images se mêlent à une présence «vivante» de l’auteur. Ce soir-là, j’ai aussi eu la sensation de «prendre la main» du spectateur, du début, jusqu’à la fin (dans le noir de la salle de cinéma et sur grand écran) comme on aime le faire dans un film, et comme je ne le ferai jamais avec un internaute seul devant son écran. Un moment qui venait en quelque sorte compenser la frustration évoquée plus haut. Depuis, nous avons renouvelé ces «webprojections» à plusieurs reprises. Je ne fais pas toujours le même parcours, je modifie parfois les mots que je pose sur les images. C’est une expérience par nature aberrante que de projeter dans le noir et collectivement un objet conçu pour être éprouvé seul devant un petit écran, main sur la souris. Pourtant, sans ces rencontres avec le public, je crois que j’aurais eu un profond sentiment d’inachevé, qu’aucune ligne de statistiques de fréquentation n’aurait pu remplacer.
(Dans les Murs de la Casbah est sur le site http://casbah.france24.com)
(Témoignage publié dans l’édition 2013/2014 du Guide des Aides)