J’ai commencé à m’intéresser à la musique et au cinéma à l’adolescence. Mon père était cheminot et nous habitions Marly-le-Roi. Le père d’un copain, également cheminot, s’occupait du ciné-club et était abonné à la discothèque de la SNCF. J’ai découvert avec lui le cinéma des années soixante ainsi que la musique de Varèse. Grâce à un autre ami dont le père pilote ramenait des disques des Etats-Unis, je suis devenu passionné de jazz contemporain. Je jouais moi-même un peu de guitare et de trompette ; je fréquentais surtout les concerts de jazz de la Maison de la Radio et j’allais aux expositions du Musée d’Art Moderne.
A Marly, je suivais, en auditeur libre, la formation d’animateur de ciné-club dispensée alors par l’INEP ; j’y ai découvert le cinéaste et metteur en scène italien Carmelo Bene, ainsi que les écoles du cinéma québécois et suisse. Je me souviens de certains animateurs : Noël Simsolo et Freddy Buache, le directeur de la cinémathèque suisse.
Après avoir terminé des études de bactériologie, j’ai bifurqué en 1972 vers le théâtre, à la faculté de Vincennes (Paris VIII). C’était un lieu de pédagogie expérimentale né dans l’après 68. J’y ai préparé un DEA, sur les rapports entre corps et musique, après avoir suivi les cours de philosophie de Deleuze et de Lyotard et les cours de cinéma de Claudine Eizykmann et Claude Bailblé. Si les cours étaient plutôt théoriques, les travaux pratiques de Claude étaient appliqués au tournage des manifestations avec une caméra 16 mm et un magnétophone Nagra.
Je n’étais pas toujours très assidu aux cours, mais je grappillais avidement un peu partout. J’ai construit mon propre parcours dans ce mélange d’apprentissage universitaire et d’approche autodidacte, ponctuée de quelques rencontres décisives.
C’est à cette époque que j’ai croisé la scène des musiques improvisées. J’ai intégré un groupe de musique très ouvert que nous avons nommé « Opération Rhino », et qui a rapidement évolué. Mes réflexions d’alors étaient très liées aux problématiques de l’art contemporain. Parallèlement, j’ai monté un studio d’enregistrement et de création sonore. J’ai commencé à enregistrer les collègues musiciens, Jacques Berrocal, Pierre Bastien, puis d’autres comme Tamia, ou Kent Carter qui était alors le contrebassiste de Steve Lacy.
J’avais alors l’idée de sortir des auditoriums et de choisir les lieux d’enregistrement les plus divers, adaptés à l’esprit de la musique à enregistrer. Avec le compositeur et trompettiste Bernard Vitet, nous avons enregistré dans mon jardin, après la pluie, et dans l’escalier d’un pavillon ; de même avec Michel Potage, dans une voiture circulant dans Paris, et avec Berrocal au bord de la mer puis dans une porcherie – à la grande surprise des cochons. Je ne me considérais pas comme un artiste, mais plutôt comme quelqu’un qui organisait les conditions du surgissement des sons, un metteur en scène du sonore – la scène étant alors également le support : la bande magnétique – même si je ne l’ai vraiment compris que plus tard.
Un copain qui avait obtenu une aide du Groupe de Recherches et d’Etudes Cinématographiques (GREC) m’a demandé de faire le son de son film – ce que je n’avais jamais fait. Cette première expérience m’a permis de rencontrer un opérateur ; celui-ci m’a emmené ensuite vers d’autres films : le cinéma procède ainsi, par cooptation. J’ai alors rencontré l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, sur un film de Jean-Pierre Kalfon ; j’ai aussitôt enchaîné avec Gabriel Auer et Jean-Michel Carré. Ces films étaient faits à la marge, avec très peu de moyens. J’étais alors peu ou pas payé. Je vivais en travaillant la nuit comme pion dans un internat. J’ai rencontré ensuite Chantal Akerman ; elle m’a demandé de l’aider à terminer la bande-son de son film « Toute une nuit ». Ensuite je n’ai cessé d’enregistrer des musiques de film : Akerman, Robert Kramer jusqu’à Agnès Jaoui. J’enregistre toutes les musiques de film de Philippe Garrel depuis 1991. J’ai découvert avec lui l’intérêt de jouer la musique directement en auditorium, devant le grand écran (John Cale, Barney Wilen, Jean Claude Vannier et Didier Lockwood).
J’ai continué d’enregistrer de nombreux disques, quarante-cinq entre 1981 et 1985 pour le seul producteur de jazz Jean Rochard, du label Nato. En parallèle, j’ai commencé à fabriquer des bandes son pour le théâtre, avec Mireille Laroche, Jean Paul Farré, Daniel Mesguich, puis beaucoup d’autres ; surtout avec Alain Françon pour lequel j’ai travaillé de 82 à 98. Contrairement au cinéma, je suis rapidement arrivé sur de grosses productions de théâtre, comme ce fut le cas avec Le Roi Lear mis en scène par Daniel Mesguich (Cour d’honneur, Avignon 81).
Ma vie enseignante a débuté en 1988, pour un Centre de formation des techniciens du spectacle attaché au Festival d’Avignon (ISTS), puis, à partir de 1992, pour l’ENSATT (ex Rue Blanche), plus tard transférée à Lyon. J’ai aussi animé, pendant dix ans, un atelier son aux Beaux-Arts de Paris (ENSBA). Il s’agissait pour moi de penser le son spécifiquement pour les arts plastiques, en révélant la plasticité du son. Loin des modèles et des règles préétablies de prise de son, j’apprenais aux plasticiens à utiliser leurs propres outils et leurs propres gestes pour appréhender le sonore. Je les aidais à considérer la totalité du monde sonore plutôt que la musique – terrain qui n’est pas le leur. Cette expérience formidable, durant dix ans, m’a permis de « dé – couvrir » un monde nouveau. J’ai le sentiment d’avoir saisi là une nouvelle approche.
Je dirige toujours aujourd’hui le Département Son de l’ENSATT, qui s’est considérablement étoffé depuis mon arrivée puisqu’il compte aujourd’hui une trentaine d’intervenants. C’est un enseignement très ouvert. S’il est lié aux pratiques théâtrales, il en repense les conditions d’existence, en reliant, par exemple, son et scénographie, conception spatiale de l’acoustique et de la circulation des sons et conception sonore. Le théâtre, qui se nourrit de tout, tisse des liens entre les différents domaines d’écriture du son : la musique, bien sûr, dans ses divers modes d’enregistrement et de sonorisation, la radio de documentaire et de création. Pour faire apparaître la diversité d’écritures de la forme sonore, nous questionnons aussi d’autres formes : la poésie, le cinéma, ou encore la musique.
Dans beaucoup d’écoles, on fabrique des opérateurs de système, des « bêtes » à logiciels. C’est très insuffisant. Car faire du son, c’est écrire, et pour écrire, il faut penser la forme : le crayon n’est pas le plus important, la technique ne fait pas la création.
Enfin, la pratique de terrain est décisive : ce n’est pas en sortant d’une école que l’on sait travailler. Il faut 7 à 10 ans de métier pour former un ingénieur du son. Je pense qu’il faut aussi décloisonner l’enseignement du son, qui obéit à la séparation des champs éditoriaux : musique classique, variétés, musique électro-acoustique, prise de son disque et prise de son cinéma. Mon projet associe les diversités liées à ces techniques pour les repenser dans le cadre d’une histoire de l’écriture sonore. Faire des liens entre elles, les délier et les déplacer de leur espace ordinaire, procure aux étudiants une polyvalence qui leur permet, non seulement d’avoir du travail régulièrement en ayant la possibilité de changer de secteur artistique, mais aussi de penser des formes nouvelles par combinaisons de formes.
(Daniel Deshays a coordonné aux Etats généraux du documentaire à Lussas en 2006 et 2007 un séminaire et un atelier consacrés aux « Territoires du sonore », dont les actes ont été publiés par La Revue documentaire, n° 21, été 2007. Il est l’auteur de « Pour une écriture du son » paru aux Editions Klincksieck, 2006)
(Témoignage publié dans l’édition 2010 du Guide des Formations)