Clara : Léa est photographe et je suis journaliste radio. Notre collaboration a débuté avec un diaporama sonore réalisé lors d’un atelier d’onco-esthétique en hôpital, destiné à des femmes en processus de traitement de leur cancer du sein. Ce reportage a été publié sur le site liberation.fr et nous avons souhaité approfondir ce sujet en recueillant sur une plus longue période des témoignages de femmes atteintes de cette maladie.
Deux des femmes qui participaient à l’atelier ont accepté de témoigner et nous avons rencontré les quatre autres suite à des appels à témoin. Nous avons commencé chacune de notre côté à engranger de la matière, je les rencontrais chez elles, seules ou avec leur proches et Léa les suivait dans leur quotidien, à l’hôpital, à la piscine, auprès de leur famille…
Léa : Je travaille de manière très intimiste avec les gens que je photographie et je passe beaucoup de temps avec eux. Cela crée une relation affective qui peut d’ailleurs parfois devenir compliquée dans le travail. Il faut pouvoir garder un certain recul sur les photos et les sons que l’on va choisir et c’est une liberté que je perds parfois. Clara a une approche plus journalistique et plus objective.
L’idée ici, c’était de suivre ces femmes dans leur quotidien en fonction du rythme que leur imposait la maladie, un quotidien à la fois commun et différent pour chacune. Il s’agissait de mettre en regard six histoires de femmes, avec leurs personnalités et leurs sensibilités propres, et de les faire dialoguer entre elles. Chacune a abordé la maladie et notre travail à sa manière. Par exemple, la nudité s’est imposée pour certaines comme la pudeur l’a été pour d’autres.
Clara : Le principe du diaporama sonore nous a paru adéquat tant avec notre binôme qu’avec notre sujet. Le montage photo/son apporte une vraie distance, notamment sur les photos où les femmes sont nues. Il crée un décalage entre les images et les paroles de ces femmes qui permet d’aborder des choses qu’il aurait peut-être été plus difficile à entendre et à voir, et aussi plus impudique, si l’on avait tourné en vidéo.
A l’inverse, nous avons décidé de tourner en vidéo lorsque nous avons retrouvé ces six femmes un an après, pour faire le point sur ce qu’elles avaient traversé et leur montrer les diaporamas sonores, parce que la vidéo permettait alors de saisir sur le vif leur regard rétrospectif.
Léa : Quand le projet a commencé à prendre forme, nous avions beaucoup de matière visuelle et sonore et une amie a bricolé une maquette en Flash. Nous avons envoyé un dossier de candidature pour la Bourse Brouillon d’un rêve numérique de la SCAM, mais le projet n’a pas été retenu. Nous avons ensuite rencontré Judith Rueff de la société de production Ligne4, qui a accepté de le produire. Judith avait un contact avec le rédacteur en chef du monde.fr et celui-ci nous a rapidement donné son accord pour diffuser le web-documentaire (3000€ pour un an de diffusion), d’autant que le thème éditorial du Monde en 2010 était le corps. Nous avons ensuite déposé une demande d’aide à la production pour les projets nouveaux médias auprès du CNC qui, elle, nous a été accordée pour un montant de 43 000€, somme à laquelle est venue s’ajouter la contribution du ministère de la Santé (20 000€). Cet argent a permis à Ligne4 de nous rémunérer et de recruter un monteur ainsi que deux webdesigner flasheurs et un graphiste.
Clara : Je crois que la force de notre dispositif repose sur sa cohérence. L’interactivité a été constitutive du projet dès sa conception. Nous voulions faire un documentaire qui passe par la parole de ces femmes mais aussi par ce qu’elles montrent de leur cancer. Nous souhaitions également apporter un éclairage plus objectif et plus factuel sur le cancer du sein, d’où l’idée de créer un glossaire, « Les mots du cancer », qui reste accessible durant les témoignages. Le web-documentaire est intéressant de ce point de vue car il permet une véritable interaction entre le récit et les éléments factuels.
Notre documentaire fonctionne dans deux sens de lecture : on peut suivre le portrait de chaque femme à travers six thèmes (Mon corps, Les hommes, Mes enfants, La maladie, Les autres, Ma vie) mais on peut aussi circuler à l’intérieur de chaque thème en comparant les témoignages.
Léa : Nous avons fait très attention à ce que la forme ne l’emporte pas sur le fond, en privilégiant la sobriété et en évitant un côté trop ludique. L’internaute reste à sa place de spectateur et ne la confond pas avec celle du journaliste ou des femmes qui témoignent. Il peut passer d’un thème à un autre et choisir son mode de navigation (par portrait de femme ou par thème) mais il peut aussi suivre l’enchaînement proposé par défaut et se laisser ainsi porter par nos propositions de lecture.
Clara : Le web-documentaire a été mis en ligne fin septembre, juste avant le mois de la campagne « Octobre rose » consacrée au cancer du sein. Il fallait être présent à ce moment là pour toucher le maximum de gens mais notre but est de continuer à en parler une fois cet éclairage médiatique retombé. Nous avons eu 48 000 visites, ce qui est plutôt un bon chiffre, même si nous n’avons pas eu la visibilité et les plans de communication dont ont bénéficié des web-documentaires comme Prison Valley par exemple.
Le rédacteur en chef du monde.fr souhaitait que le web-documentaire soit accompagné d’un blog afin de créer un espace de discussion et d’attirer de nouveaux internautes, mais ce complément a moins bien fonctionné que nous l’avions imaginé. Les personnes qui se sont autorisées à alimenter le blog sont essentiellement des femmes qui ont vécu la même chose et, même si nous avons eu des retours très touchants, le sujet reste difficile à aborder par le grand public. Je pense par contre que notre travail apporte des clés informatives et sensibles à des femmes qui se retrouvent face à cette maladie mais également, et c’est aussi très important, à leurs proches. Pour moi qui ai l’habitude des « news », ce projet a vraiment remis en cause ma pratique professionnelle et j’ai l’impression d’y avoir retrouvé le sens de mon métier.
Léa : Pour en revenir au manque de visibilité du projet, je crois que, pour l’instant, le web-documentaire en général en est encore à ses balbutiements. Tout le monde s’y met, auteurs, associations, entreprises, mais la formule se cherche et son modèle économique reste fragile. Se pose aussi la question du devenir d’un tel média. Le monde.fr a une exclusivité de deux mois et après cette période nous pourrons le proposer à d’autres diffuseurs : peut-on envisager des ventes internationales avec des sous-titres ou faut-il cibler les pays francophones ? D’autres sites d’infos peuvent-ils être intéressés ? Il y a aussi les festivals, mais on ne sait pas encore très bien comment présenter ce type de dispositif : un web-documentaire reste un objet qui passe par une relation individuelle avec l’internaute et n’est pas fait pour être regardé dans une salle de conférence ou de projection. Je crois que ce sont des questions que tout le monde se pose en ce moment et que beaucoup de choses restent à inventer.
(Témoignage publié dans le guide des aides 2011)