J’ai toujours adoré le cinéma. Enfant et adolescente, grâce à des parents qui souhaitaient garder un moment de calme le Dimanche après-midi, j’ai beaucoup fréquenté, seule, les salles de quartier. Il y avait un cérémonial qui présidait à ces après-midi… Je me promenais d’une salle à l’autre, comme en une danse hésitante qui m’entraînait, chanceuse que j’étais, d’un film d’art et d’essai à un film de genre, puisque, dans le quartier de Paris où j’habitais, il y avait pléthore de cinémas. Ensuite commençait la délicieuse attente, dans la salle aux fauteuils de velours rouge, avec ce rituel qui existait encore, ce ballet des ouvreuses portant au-devant d’elles, comme un Saint-Sacrement, le panier d’osier rempli d’esquimaux, jusqu’au moment où m’était enfin autorisé cette sortie de moi vers la « vraie vie », celle de la fiction.
Je n’avais pas, bien sûr, les mots pour décrire ce que j’éprouvais alors, mais je pressentais qu’il s’agissait d’une expérience fondatrice. Le cinéma m’autorisait à croire, à croire avec passion à ses histoires et à ses personnages fantomatiques qui vivaient de curieuses aventures, hors de portée et pourtant si étrangement familières… par les émotions qu’elles suscitaient, les sentiments qu’elles me découvraient et dont j’apprendrais à suivre le cheminement vers ce quelque chose qui s’apparente au sens…
Plus tard, étudiante, je me consacre d’abord à la philosophie, la philosophie qui, elle aussi, cherchait le sens mais ne m’apprenait pas à vivre. J’avais besoin de cette immersion dans le sensible, de cette approche particulière et subjective, de ce combat avec le chaos que suppose la fabrication d’un film. J’abandonne donc la philosophie pour entreprendre des études de cinéma à l’IDHEC, devenue aujourd’hui la FEMIS.
Ensuite, je me suis dirigée assez intuitivement vers le montage et ensuite encore plus intuitivement vers le documentaire. Il me vient cette formule : le documentaire, c’est Shakespeare dans le quotidien. La tragédie ( mais aussi la comédie) de la réalité mise en scène, (en espace et en temps, en personnages aussi) comme une histoire qui trouverait un sens. Le sens qui se pose sur le chaos de la vie, sa tragédie coutumière et banale, son mouvement erratique. Ce sens qui est, bien entendu, une fiction c’est-à-dire une construction à partir des multiples éléments qui composent l’hétérogénéité du cinéma.
Chercher le sens et l’élaborer est une passion, une passion de monteur, qui ne perd pourtant jamais de vue qu’il est en train de construire une fiction. Y compris, bien sûr, en documentaire !
Pour apprendre à devenir monteuse, il fallait que je me retourne vers cette « enfant de cinéma » que j’avais été. Au-delà de la raison et des intentions et d’une cérébralité qui m’encombrait à bien des égards, il fallait que je retrouve « l’enfant spectatrice ». Celle qui s’abandonnait avec terreur et délices à cette identification à un Autre, qui se laissait enchanter par les surprises d’une narration, qui se laissait captiver par la dramaturgie d’un film d’Hitchcock, pour retrouver ce chemin qui mène aux émotions, tout ce qui fabrique la croyance au cinéma, une croyance dont chacun sait qu’elle est provisoire, qu’elle est ce pacte éphémère passé entre un spectateur et un auteur, pendant le temps fugace d’une projection.
Revenir à cela mais en conscience.
Développer cette sensibilité aux émotions, cette capacité à se laisser affecter par un temps, un silence, une durée, -ce qui met le corps en jeu,- à recueillir la perception née de la coïncidence entre un son et un plan, l’émotion qu’elle entraîne, tout ce qui, chez les grands réalisateurs, produit aussi de la pensée, dans l’intervalle entre deux sentiments contradictoires émergeant de deux émotions complexes… Et les mots que l’on finira par mettre dessus…
Se laisser aller à toute cette matière du cinéma qui est à la fois dans le langage, et hors de lui, dans ce registre de pure perception qu’atteint aussi la musique…
…Afin d’être ainsi ce premier spectateur que choisit un cinéaste pour traverser, à sa suite, l’expérience singulière que propose son film. Et la réélaborer ensuite, pour la passer à un autre spectateur.
Aujourd’hui je sens l’urgence de transmettre une éducation à l’image qui s’appuierait sur cette connaissance et cette « expérience sensible» du cinéma, qui s’adresserait non seulement à ceux qui veulent faire ce métier, très démunis devant la rupture des chaînes de transmissions qui existaient auparavant, mais aussi à un public plus large, d’enseignants ou d’étudiants en cinéma et de tous ceux qui s’intéressent à l’image…
D’une part, pour lutter contre la confusion entretenue à la télévision entre la réalité et sa représentation, la vie réelle et la fiction qu’on en donne en la faisant passer pour une vérité transparente au réel lui-même.
D’autre part pour identifier les scénarios qui conduisent ces représentations imaginaires du monde qui petit à petit envahissent le champ politique, cherchent la croyance du public que nous sommes, une croyance débarrassée du savoir que « tout est faux » qui, au cinéma, ne nous quitte jamais et fait partie intégrante de notre plaisir.
Et enfin, pour jouir de la fiction, là où elle se trouve, là où est l’art, et reconnaître notre inépuisable désir d’histoires.
(Témoignage publié dans l’édition 2010 du Guide des Formations)