J’ai fait mes études à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts en peinture. Parallèlement je me suis formé au métier d’acteur, ce qui m’a conduit à Moscou pour apprendre la mise en scène chez Anatoli Vassiliev. Le cinéma m’attirait parce qu’il me permettait de faire la synthèse entre mes différents centres d’intérêt mais je rejetais à cette époque la fiction, qui me semblait relever d’une distraction vaine, voire obscène. Je me suis donc naturellement orienté vers le documentaire, qui me permet, au delà de la simple description du réel, d’interroger le monde avec une plus grande liberté formelle.
Si je fais un court bilan, je vois bien que mes films traitent de la transmission et proposent une lecture du cinéma comme partie prenante des enjeux mémoriels et idéologiques de notre temps. Avec ce projet sur la guerre du Rif, j’ai été confronté à des questions nouvelles, dans la mesure où l’Histoire était l’acteur de premier plan ; je devais me confronter à l’archive et au récit historique, deux difficultés que je n’avais jamais abordées.
Je venais de terminer un documentaire sur la disparition des derniers témoins d’Auschwitz (« Il faudra raconter » en 2004) et en discutant avec mon père, qui est l’un des protagonistes du film et avec lequel j’échange beaucoup sur l’Histoire et la politique, on a évoqué cette guerre qui concentrait dans un même événement ce qui allait constituer le nazisme : la guerre industrielle, la dissimulation du crime et la « barbarisation » de l’ennemi. Le livre de l’historien Enzo Traverso, « La violence nazie, une généalogie européenne », qui montre comment le nazisme plonge ses racines dans le darwinisme social, les théories eugénistes du XIXème siècle, les massacres des conquêtes coloniales, le fordisme et les champs de bataille de la guerre de 1914, a été aussi un élément déclencheur de ma recherche. Cette guerre n’est pas non plus sans écho avec la société française contemporaine alors que la droite vantait il y a peu les bienfaits du colonialisme.
C’est une guerre peu connue, qui a opposé, de 1921 à 1925, les armées espagnole et française à la guérilla conduite par Abdelkrim et qui a fait des dizaines de milliers de victimes. Abdelkrim a été déporté à La Réunion et l’éphémère République du Rif a été dissoute.
C’est aussi une guerre de l’image dans la mesure où elle nous ramène au tout début, dans le droit fil de 14-18, du cinéma comme outil de propagande. Marc Ferro signale, dans un colloque de 1973 consacré à Abdelkrim et la guerre du Rif, la pauvreté des actualités de l’époque concernant ce sujet. C’est vrai en ce qui concerne l’intervention française mais, en revanche, les opérateurs espagnols ont filmé très tôt les événements pour fournir les actualités européennes.
Cette guerre a été un enjeu majeur pour l’Espagne des années 20 et en même temps un traumatisme : elle a donné le coup de grâce à une ancienne puissance qui, en raison de la perte de ses colonies et de sa faible industrialisation, était déjà déclassé au sein des nations. Ce conflit a fait immédiatement l’objet de multiples représentations, qu’elles soient d’ordre documentaire ou de fiction, sur tous les supports, jusqu’aux bons de fidélité sur les boîtes de chocolat ! J’ai ainsi trouvé à la Bibliothèque Nationale à Madrid des bandes dessinées à la gloire de Franco durant le Rif et chez les bouquinistes une collection de cartes postales et de vignettes où le Rifain est représenté comme un sous homme, une représentation qui rappelle celle des juifs à la même époque. Enfin, j’ai découvert aux archives de Melilla (enclave espagnole au Maroc) un film des années vingt sur l’exploitation des mines du Rif, qui abordait la guerre sous l’angle de ses enjeux pour l’exploitation du sous-sol. C’est dans les mines que la guerre a commencé et je me suis beaucoup appuyé sur ces images pour construire le film. J’ai aussi trouvé des actualités Pathé et des « ciné archives » venant du PCF.
Je me suis trouvé confronté concrètement à travers ce film à deux questions qui sont au centre de la réflexion historique contemporaine : l’Histoire comme enchaînement d’événements et les conditions de sa représentation. Toutes les images de cette guerre sont occidentales et il me fallait les faire travailler pour rétablir un point de vue anticolonialiste. C’est ainsi que j’ai imaginé deux voix off, l’une qui serait celle de l’occident sur les images d’archives et l’autre celle d’Abdelkrim, sur des images du Rif aujourd’hui. Cette seconde voix se nourrit des textes d’Abdelkrim lui-même et en particulier d’un écrit de la fin de son exil, que j’ai découvert chez l’historien René Gallissot, qui est un spécialiste du Maghreb.
Toute cette collecte de matériaux a nécessité des mois de travail, que ce soit dans les archives militaires ou diplomatiques, en France, en Espagne ou au Maroc. Pour les images, nous avons fait le choix avec le producteur de nous faire accompagner par des recherchistes du Chaînon manquant, une société de documentalistes qui collabore à de nombreux projets documentaires.
Le travail d’écriture et de développement a duré plus d’un an et a été rendu possible par deux aides à l’écriture, de la région PACA (3000€) et du CNC (7000€). J’ai envoyé une première note d’intention à la chaîne Arte, qui avait coproduit « Il faudra raconter » et qui est entrée en coproduction (130 000€). J’ai proposé alors le projet à Matthieu de Laborde, producteur à Iskra, qui avait aussi produit « Il faudra raconter ». Une société marocaine, Cinémaat, créée par le réalisateur Ali Essafi, est entrée en coproduction, ce qui facilitait les recherches et le tournage sur place.
Afin que le récit ne soit pas seulement porté par les images et les mots, j’ai fait composer une musique originale. J’ai opté pour une musique symphonique qui inscrit les images dans une vision européenne de la guerre, avec en contrepoint des notes de Oud. J’ai fait appel à Frédéric Boulard, un compositeur expérimenté de musique de films dont j’apprécie beaucoup le travail. Ce choix nous a conduit à nous associer à un producteur en Nord-Pas-de-Calais (Real productions) qui a pris en charge tout le travail sur le son et la musique et le CRRAV est intervenu au titre de l’aide à la musique et à la production (24 500€). Nous avons également obtenu un soutien de l’Acsé (30 000€). Au total, le budget du film est de 345 000€, dont 40 000€ du Cosip (CNC) et 15 000€ de la Procirep/Angoa.
Le tournage dans le Rif a duré deux semaines. Le montage s’est déroulé sur plus de six mois avec une interruption rendue nécessaire par un nouveau tournage, une durée rendue nécessaire par la quantité de matériaux, la complexité du récit, l’importance du travail musical et les exigences de la chaîne. La musique a été enregistrée, dans des conditions remarquables, à l’auditorium du conservatoire de Douai et le montage son et le mixage ont été effectués par d’excellents techniciens au Fresnoy.
Le film commence à circuler dans le monde arabe et sera diffusé prochainement par Al Jazeera (qui a acheté le film pour 2 500$). Il circule en Espagne et doit être diffusé sur Arte en 2011. Je suis heureux que la carrière de ce film, écrit pour rendre justice aux luttes d ‘émancipation et à Abdelkrim, débute avec le printemps du monde arabe, qui voit refleurir les mouvements libérateurs des années 20 et 50-60. La boucle est bouclée : ceux qui prétendent être entrés les premiers dans l’Histoire sont souvent restés sur le pas de la porte alors que d’autres ouvraient la voie en éclaireurs.
(témoignage publié dans le guide des aides 2011)