COMPTE-RENDU DE LA TABLE RONDE DU 16 FÉVRIER 2015

L’IMPACT DES NOUVEAUX MÉDIAS SUR LES MÉTIERS DE LA CRÉATION CNC / VIDÉADOC / PÔLE EMPLOI SPECTACLE / CPNEF DE L’AUDIOVISUEL

La table ronde s’est déroulée au CNC, 12 rue de Lübeck, Paris XVIe. Un public d’une centaine de personnes, composé de professionnels du cinéma, d’intermittents du spectacle, de demandeurs d’emploi, ou encore d’étudiants, était présent. 
Valentine Roulet, chef du service de la création au CNC, ouvre la rencontre en rappelant l’importance fondatrice du rapport dont René Brocaest co-auteur pour le CNC : « Nouveaux médias : impact sur les activités et les compétences ». 
Marie Sénélas, responsable jusqu’en 2014 du centre de ressources sur les formations de Vidéadoc, anime la rencontre et présente les intervenants :

  • René Broca, consultant indépendant dans les secteurs de l’animation et de l’imagerie numérique, co-auteur (avec Etienne Traisnel) du rapport « Nouveaux médias : impact sur les activités et les compétences » 
    Arnaud Colinart, producteur à Agat Films et Cie / Ex Nihilo, principalement en charge des nouveaux médias, producteur du webdocumentaire La Zone
    Méline Engerbeau, productrice à Once Upon, société de production des nouveaux médias, productrice du webdocumentaire Gare du Nord
    Arnaud Lacaze-Masmonteil, enseignant à la Direction de la Recherche et de l’Innovation à Gobelins, l’école de l’image 
    Bruno Masi, auteur, journaliste, responsable pédagogique à l’Ina sur les formations web, réalisateur du webdocumentaire La Zone 
    Frédéric Papon, directeur des études de la Fémis
    Claire Simon, cinéaste, auteure-réalisatrice du documentaire Géographie humaine, du film de fiction et du webdocumentaire Gare du Nord.

Marie Sénélas rappelle l’objectif de la rencontre : interroger l’impact des nouveaux médias sur les métiers de la création et déterminer les nouveaux besoins en matière de formation initiale et continue qui en résultent. L’animatrice cite quelques dates :

  • 2007 : création du fonds d’aide aux projets pour les nouveaux médias au sein du CNC. Les projets soutenus visent à renouveler l’écriture audiovisuelle et cinématographique en les inscrivant dans un environnement numérique. 
    2008-2009 : création d’ARTE Web.
    2011 : création de France Télévisions Nouvelles écritures, création du web COSIP.
    2012 : création de Radio France Nouveaux médias.
    2014 : 90 projets ont été soutenus par CNC pour un montant total de 3 millions euros. 
    • Création de plusieurs dispositifs d’aide : les aides régionales (notamment Pictanovo en Nord-Pas-de-Calais), aide de la SACD Orange-Beaumarchais, aide de la SACD Fictions 2.0, aide de l’Adami pour le financement des comédiens.
    2014 : les premiers droits d’auteur pour les œuvres web sont versés pour les programmes documentaire, diffusés sur le site de France Télévisions, ARTE et Radio France. 
    • Fondation des festivals dédiés au transmédia : 
    Forum blanc, I Love Transmédia, Marseille Web Fest… Le Marché du Film de Cannes, le FIPA, le Festival d’Annecy, Sunny Side of the Doc et d’autres manifestations intègrent progressivement ces nouvelles écritures.
     
René Broca précise le champ concerné par le concept de « nouveaux médias » : « le numérique ouvre, a ouvert et continuera à ouvrir un certain nombre de possibilités en terme de fabrication, de traitement, de diffusion et même de consommation des images, et toutes ces nouveautés cumulées ont induit de nouveaux types de programmes audiovisuels ». Il ajoute que « ces nouveaux types de programmes mettent en jeu une pluralité de savoir-faire ». La question est donc d’identifier ces savoir-faire, mais aussi de comprendre comment ils se combinent et se coordonnent, sachant qu’ils peuvent aussi se juxtaposer. 

 

LA NARRATION À L’HEURE DE LA CONVERGENCE MÉDIATIQUE



Pour démarrer la discussion, Méline Engerbeau montre la bande annonce du webdocumentaire Gare du Nord. 

En décrivant son expérience en tant qu’auteure et réalisatrice de ce projet, 
Claire Simon dit s’intéresser toujours aux « choses qui sont plus grandes que ce qu’on peut mettre dans un film. La gare du Nord est plus grande qu’un film, c’est un lieu sans fin ». La possibilité de «rencontrer des gens, la multiplicité des histoires, des trajets et le fait que ce lieu est fondamentalement démocratique (dans le sens où chacun quel qu’il soit, doit s’y rendre s’il veut prendre un train, ce qui installe une égalité de base) » en font pour elle un lieu presque idéal pour un webdoc, car il est fait de fragments, les voyageurs rencontrés disent quelques mots de leur histoire, ils composent la foule, sans devoir en donner une image totalisante. Le webdoc permet aussi de montrer les changements d’ambiance selon les heures : « c’est difficile de montrer dans un film qu’une heure n’est pas la même qu’une autre », le webdoc permet de dévoiler cette perception des temps, ce changement permanent, « d’aller plus loin dans une approche documentaire » ou encore « de maintenir tout le temps l’idée d’aléatoire et de multiple ». 

Bruno Masi, co-auteur (avec Guillaume Herbault) du webdocumetaire La Zone, parle également de la possibilité pour le multimédia « de raconter des histoires de manière plus complexe et de sortir du carcan que sont le texte ou la photo seuls ». 

L’idée de faire un webdoc nait souvent d’une première expérience sur le terrain. 
Claire Simon confie : « Alors que le film de fiction en était au début du casting, j’ai voulu faire un film documentaire sur la gare qui n’aurait pas été ce film de fiction, et, en faisant le film documentaire, j’ai voulu faire un webdoc. Ça vient de la gare ! ». Quant à Bruno Masi, il a d’abord commencé à travailler sur une série de reportages sur Tchernobyl (lieu du déroulement de La Zone) pour ensuite faire un projet mémorialiste qui se transformait en webdocumetaire.

L’avantage principal du webdoc, souligné par ces deux auteurs, c’est la capacité de sortir des structures narratives établies par la fiction ou le documentaire, d’associer plusieurs récits et plusieurs fragments de façon aléatoire, de quitter le schéma linéaire, de rendre visible l’idée de la continuité, d’entrer dans un système circulaire. 
Bruno Masi conclut : « L’important n’est pas de tout voir, mais que chaque partie contienne l’ADN du tout ».

Bruno Masi exprime son désir de « raconter la vie et le réel par la fiction plutôt que par le documentaire ». Ainsi son dernier projet, qui est en fin de développement et qui est né des suites de La Zone, « est une histoire qui se raconte en websérie de 18 épisodes et en jeu vidéo ».

Méline Engerbeau s’intéresse aussi à la fiction web et travaille sur une série de 12 épisodes de 3 minutes et sur une série de 10 épisodes de 6 minutes. Elle porte cependant également un projet documentaire sur la vie des marins contemporains, qui est en fin de développement. 

 

LE RÔLE D’UN PRODUCTEUR DE NOUVEAUX MÉDIAS



Pour Méline Engerbeau, son premier travail de productrice sur le webdoc Gare du Nord a été de visiter la gare avec l’auteure pour rentrer dans son univers, puis de trouver des gens (graphistes, développeurs…) capables de traduire les images fournies par la réalisatrice en langage web. Il était également nécessaire de concevoir une grammaire spéciale pour que tout le monde puisse se comprendre : « Faire parler ensemble des métiers qui ne se parlaient pas encore, qui ne se connaissaient pas, essayer de se comprendre, réussir à s’entendre et à projeter la même chose, à voir la même chose » était pour elle le défi principal et a demandé beaucoup de temps. Issue du milieu de la communication, la productrice trouve important de créer « une alchimie des compétences avec des cinéastes, des producteurs de cinéma ou d’audiovisuel ». 

Bruno Masi insiste sur ce point : « il faut avoir des personnes qui sont des personnes passerelles, les personnes qui tiennent le rôle du traducteur, du facilitateur, pour que tout le monde se comprenne ». Ce que Arnaud Colinart, producteur des webdocs Arte Sporting Club etLa Zone et du jeu vidéo Type:Rider, confirme et évoque les impacts des nouveaux médias sur les métiers de la création. En premier lieu, «c’est le changement du travail quotidien qui se fait au sein de la société de production ». Le producteur cite l’exemple de YouTube, qui existe depuis dix ans et dont « la consommation de programmes a bouleversé nos pratiques ». Deuxièmement, « c’est le poids de la technologie qui change très rapidement ». Il souligne aussi « l’importance du préfinancement qui permet d’éviter la standardisation totale des œuvres ».Arnaud Colinart insiste également sur le fait qu’« on est dans un univers où il est extrêmement difficile de capter l’attention du spectateur », ce qui demande « des projets très forts du point de vue de l’écriture ». 

 

L’ÉCONOMIE DES NOUVEAUX MÉDIAS



Selon René Broca, le marché du transmédia en France ne pèse que 10 millions d’euros et il n’y a que deux diffuseurs qui s’intéressent réellement aux nouveaux médias : France Télévisions et ARTE. Il mentionne également les dispositifs d’aide du CNC qui soutiennent ces nouvelles formes de production. 

Méline Engerbeau considère l’absence de diffuseur comme l’obstacle le plus important : « Puisqu’on est un marché laboratoire, quand il n’y a pas de diffuseur, il faut vraiment réfléchir autrement. Ça reste possible, mais c’est le premier gros problème ». La productrice mentionne qu’elle a obtenu, pour Gare du Nord, un financement du CNC et un autre de France Télévisions, ce qui lui a permis d’avoir le temps nécessaire pour le développement du projet. 

Pauline Augrain, chef du service du jeu vidéo et de la création numérique au CNC, rappelle que ce type de création peut rentrer dans les projets aidés par le CNC « à partir du moment où on n’est pas dans une logique de marketing, purement promotionnelle ». Elle ajoute également que « les narrations digitales qui se sont développées ces dernières années montrent la voie à des choses qui peuvent être beaucoup plus ambitieuses sur le plan narratif […] il y a l’opportunité de proposer un vrai univers narratif, quelque chose qui a aussi une fonction d’enrichissement éditorial ».

Sur le plan économique, 
René Broca évoque aussi le crowdfunding et le financement participatif. Ce type de financement reste tout à fait envisageable pour Méline Engerbeau et Bruno Masi mais à l’heure actuelle ils n’y font pas appel car ils le considèrent comme très contraignant : « C’est une option qui doit se prendre dès le début du projet, parce qu’elle consiste à rassembler sa communauté, avant même d’avoir développé son idée » dit Méline Engerbeau. Quant à Bruno Masi, il trouve que « cela s’applique à un certain type de projet, demande beaucoup d’écriture et demande beaucoup d’intérêt ( ?), et finalement cela crée une communauté qui va ensuite être déjà mobilisée pour pouvoir accueillir et recevoir les œuvres ».
Marie Sénélas demande des précisions sur le coût de La Zone. Selon Bruno Masi, il est de près de 760 000 euros. Arnaud Colinart précise : « il y avait 53 000 euros de cash, le reste vient de la Gaité Lyrique, de Nikon, d’Agat Films, de Lemonde.fr et de la valorisation du travail des auteurs par le CNC ». Arnaud Colinart ajoute qu’ Agat, sur le plan de la diffusion, travaille avec Dailymotion, Univers Science (webTV) et développe des coproductions internationales avec L’Office National du Film du Canada, Radio Canada, BBC ou le New York Times Online. Le projet en cours de Bruno Masi est également une coproduction franco-canadienne. Il considère que malgré toutes les difficultés liées à la production des projets interactifs (le coût élevé, les options de diffusion peu nombreuses), il est heureux d’être auteur nouveaux médias : « Je pense que dans dix ans je serai content d’avoir vécu cette époque-là qui peut être rapprochée du cinéma expérimental des années 1960. C’est une période de grande liberté et d’expérimentation assez folle, et en plus on a la chance d’avoir du soutien des structures et des institutions ». 

Arnaud Colinart insiste sur le fait qu’il faut toujours continuer d’animer le projet après sa mise en ligne, la durée de vie du projet dépendant surtout de la communauté mobilisée et de la puissance de l’univers déployé. Selon le producteur, les festivals jouent également un rôle important dans la web création, il mentionne notamment l’IDFA, festival international du documentaire d’Amsterdam, en rappelant que la participation aux festivals internationaux suppose la traduction du projet en plusieurs langues. 

En ce qui concerne le marché des nouveaux médias dans les années à avenir, 
Arnaud Colinart pense qu’il est déjà en train de se définir. Il insiste sur la tendance à investir dans la fiction en ligne et dans la réalité augmentée. Méline Engerbeau partage cet optimisme : « on possède de telles possibilités que l’industrie se créera. Nous, on s’est placé à l’endroit où on savait qu’il n’y avait pas de marché, on s’est placé à l’endroit où l’on avait envie de créer. Si je suis là aujourd’hui, c’est parce que je crois qu’un jour ce marché se constituera, mais c’est vrai qu’aujourd’hui, ça reste un potentiel ».

 

LES NOUVELLES FORMATIONS



En terme de formation, René Broca rappelle que « la difficulté principale, c’est de faire se parler des gens qui ont des compétences initialement différentes, de leur apprendre à se parler ». Cet apprentissage lui semble plus pertinent dans le cadre de la formation professionnelle continue ou, s’il s’agit des formations initiales, au niveau Master. 

Arnaud Lacaze-Masmonteil raconte son expérience d’enseignant à Gobelins et explique qu’« aux Gobelins on ne peut pas ignorer la question des nouveaux médias » : « A Gobelins on apprend à raconter des histoires », c’est un lieu de « rencontre entre l’univers de l’audiovisuel, de la communication, du cinéma, de la télévision, de l’animation et celui de l’interactivité du web ». Aujourd’hui la plupart des étudiants des Gobelins vont travailler dans les studios, dans les agences de publicité, dans les structures de production ou s’installent en freelance pour vivre de cette économie-là. Il existe aussi à Gobelins un incubateur de projets (accélérateur de projets) Prolab, qui accompagne les élèves sortant et les anciens élèves pour les aider à finaliser leurs projets, leur donner une vie après le jury et les aider à intégrer le terrain professionnel. Les Gobelins accueillent également 1800 stagiaires en formation continue. L’école a récemment créé deux nouvelles formations continues en webdocumentaire et en transmédia.

L’Ina Expert, représenté à la table ronde par 
Bruno Masi, est également très ouvert aux nouveaux médias et suit la même logique : il y existe depuis trois ans une sous-filière des formations web qui contient une quinzaine de stages. En 2014, le premier cursus « chef de projets multimédias » a été mis en place. En outre, l’Ina Expert veut s’ouvrir encore plus à la fiction interactive et à la web série. Bruno Masi admet qu’il est parfois compliqué de gérer les différentes demandes selon le profil des stagiaires (il y a ceux qui sortent du Fresnoy, d’autres qui sont en reconversion ou qui viennent de l’industrie technique), car ils n’ont pas les mêmes attentes. Les parcours des stagiaires après la formation varient, ce qui est symptomatique de la situation de l’emploi, laquelle est aussi très variable. 

Frédéric Papon, ancien coordinateur pédagogique en charge du cinéma et de l’audiovisuel au Fresnoy et actuel directeur des études à la Fémis, raconte, d’abord, son expérience au sein du Fresnoy : « C’est un lieu qui a été imaginé dans les années 1980, autour du postulat qui était de créer un lieu de formation et de création pour des jeunes artistes qui s’intéressaient aux outils de l’image et du son, de mettre à leur disposition des outils et de les inviter à venir croiser leurs pratiques artistiques avec, dans un premier temps, le cinéma ou la photographie, et, dans un deuxième temps, une nouvelle technologie ». Selon Frédéric Papon, « Le Fresnoy n’est pas un lieu de formation à proprement parler, c’est plutôt un lieu de création ». En ce qui concerne La Fémis, contrairement à l’Ina et à Gobelins, il n’y a pas de formation structurée autour des nouveaux médias. Néanmoins, un premier pas a été franchi en 2014 avec l’ouverture d’une formation sur l’écriture de séries TV (en partenariat avec France 4). De plus, il existe au sein de la Fémis une « semaine du transmédia » ouverte à tous les étudiants. L’atelier documentaire de la Fémis est aussi un endroit, parmi d’autres, où se développent des projets autour des nouveaux médias. Enfin, les étudiants sont tout à fait libres de réaliser un webdocumentaire en tant que projet de fin d’études : comme par exemple, en 2014, le webdoc Les Communes de Paris de Simon Bouisson.

Arnaud Lacaze-Masmonteil ajoute qu’il est important d’intégrer « l’alchimie des compétences » dès la formation, d’établir un dialogue entre l’approche visuelle et l’approche interactive, afin de « favoriser l’émergence de la créativité et de l’expérimentation ». 

 

LES QUESTIONS DU PUBLIC



Un spectateur se demande si on peut toujours être autodidacte à l’époque de l’avènement des nouveaux médias. Claire Simon, qui est elle-même autodidacte, lui répond qu’on ne peut pas ignorer les nouvelles technologies, surtout « quand on veut filmer le monde tel qu’il est en mouvement ». 

Un producteur, auteur d’un webdoc, se demande pourquoi le transmédia se développe beaucoup moins en France qu’aux Etats-Unis. Selon
Arnaud Colinart, « on ne fait pas la même promotion sur un territoire de plus de 300 millions d’habitants et sur un territoire de 60 millions d’habitants » et il en déduit qu’« il faut être un peu plus patient, compte tenu du territoire sur lequel on est ».

Une autre personne s’interroge sur le fait qu’il y ait très peu de fiction transmédia. 
Bruno Masi pense que c’est, tout d’abord, une question économique, la fiction coûte très cher et ajoute également qu’à son avis, « on n’a pas encore réalisé l’œuvre qui serait fondatrice ».

Un spectateur souhaite savoir s’il y a des outils pour évaluer le comportement des internautes. 
Arnaud Colinart parle de Google Analytics et de Xiti. Il ajoute que cela demande beaucoup de temps et d’argent, et qu’il ne se permet donc pas d’installer ces outils pour tous les projets qu’il produit, mais qu’à ses yeux, on peut s’appuyer aussi sur sa propre expérience d’utilisateur du web. 


Compte-rendu réalisé par Anastasia Tcarkova,
Responsable du centre de ressources sur les formations à Vidéadoc.
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