À PROPOS DE SON FILM Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang (2021, 74’ – Ana Films)
Après des études d’histoire et d’histoire de l’art commencées à Strasbourg, j’ai fait une licence et une maîtrise d’études cinématographiques à la faculté de Jussieu à Paris. J’ai eu la chance d’avoir parmi mes professeur·es Bernard Cuau, qui aimait beaucoup le documentaire et m’a encouragé à aller à Sarajevo en 1993 rencontrer le cinéaste Ademir Kenovic. Je voulais faire un film mais je suis revenu avec presque aucune image de Sarajevo assiegé.
J’ai fait ensuite plusieurs films autour de la guerre, puis de l’archive. Mon travail a évolué en 2005, lorsque j’ai quitté Paris après la naissance d’un enfant. Je sentais que si je restais dans la capitale, je devrais accepter de faire des choses que je n’avais pas forcément envie de faire à la télévision et qu’il me fallait me décentrer, en travaillant avec des petites chaînes, donc en gagnant moins d’argent mais en faisant les films que je voulais faire. Je me suis équipé en matériel de tournage et de montage, et ce sont maintenant les monteur·ses qui viennent chez moi, dans la montagne. C’est une autre manière de travailler.
J’ai fait dans cette économie artisanale une quinzaine de films. En 2007, j’ai réalisé un film, co-écrit avec ma mère, Claudie Huzinger, qui est plasticienne et écrivaine, autour de ma grand-mère maternelle, Emma. Le film s’appelle Où sont nos amoureuses et raconte, à partir des cahiers personnels d’Emma et d’archives des années 30 et 40, son histoire d’amour avec Thérèse, une jeune femme qui allait s’engager dans la résistance.
Ultraviolette est né d’une autre histoire d’amour d’Emma, plus ancienne : sa relation avec une enfant terrible, Marcelle, partie en sanatorium pour soigner une tuberculose, dont j’ai longtemps gardé la correspondance avec l’espoir d’en faire un film, mais pour lequel je n’avais pas la moindre image. Un jour cependant, en allant chez ma tante, j’ai découvert un album où figurait une photo d’Emma et, en face d’elle, le portrait d’une fille, dont j’étais presque sûr qu’il s’agissait de Marcelle. Une piste se dessinait.
J’ai écrit un premier dossier, à nouveau avec Claudie Hunzinger, pour lequel j’ai obtenu l’aide à l’écriture du CNC puis l’aide au développement. Le premier producteur avec qui j’ai travaillé voulait en faire une fiction, alors que je tenais beaucoup au côté documentaire du film, rester dans la véritable histoire des filles et tenter de comprendre qui elles étaient. Nous nous sommes donc séparés et j’ai poursuivi le projet avec Ana Films, à Strasbourg.
En 2017, je suis allé aux Rencontres des Inédits à Beauvais. Ces rencontres sont organisées par l’association Inédits, créée en 1991 pour encourager la collecte, la conservation, l’étude et la mise en valeur des films amateurs en Europe. Alain Esmery, son président, m’a proposé de présenter le projet devant les responsables des cinémathèques invitées, parmi lesquels celui de Ciclic, l’Agence régionale du Centre pour le livre, l’image et la culture numérique, dont l’une des missions est la conservation et la valorisation des archives amateur en Région, et qui était intéressé par un regard artistique sur les collections de l’Agence. Ciclic apportait une aide au développement qui est devenue rapidement une résidence, et est entré en coproduction sur le projet avec la chaîne locale Bip TV. Un tiers des archives utilisées dans le film provient des collections de Ciclic. La résidence, qui est dotée de 5000 € pour l’auteur·rice, est basée à Issoudun et a lieu désormais chaque année.
Tout en allant travailler dix jours par mois sur les archives à Issoudun, j’ai présenté le projet avec mon producteur à l’Aide au développement renforcé du CNC, que nous avons obtenue. C’est une aide bien dotée (50 000 €), qui nous permettait de travailler la matière du film et de poursuivre les recherches d’archives. J’ai engagé une recherchiste qui est allée chercher des images dans toute l’Europe, tandis que je continuais mes recherches à Ciclic, mais aussi à Pathé Gaumont et à Light Cone, une association de sauvegarde du cinéma expérimental à Paris.
J’ai commencé à constituer des arbres généalogiques avec mes personnages. L’assistante réalisatrice, Marion Wegrowe, a appelé les mairies en cherchant les noms de famille, et on a fini par retrouver à Bordeaux un petit neveu d’Hélène, une amie de Marcelle, qui avait, rangé depuis des années, un album photos du sanatorium où figuraient tous mes personnages. J’ai foncé à Bordeaux pour scanner les photos. Je savais qui était qui, et je pouvais même l’apprendre au petit neveu.
Nous avons également obtenu une aide au développement, puis à la production, de la Région Grand-Est et une autre de Strasbourg Eurométropole. Au total, avec les aides déjà reçues, celle de Ciclic et le Fonds de soutien audiovisuel du CNC et la Procirep-Angoa, le film a bénéficié d’un budget global de presque 250 000 €, ce qui est considérable pour un documentaire produit dans cette économie.
J’ai monté seul pendant trois mois, puis le monteur, Benoît Quinon, est venu travailler six semaines. Le monteur son a travaillé deux mois sur le film. Sur chaque poste, on a pris le temps qu’il fallait. La post-production s’est achevée en juillet 2021, puis nous avons lancé les festivals en y consacrant un budget conséquent car beaucoup d’inscriptions sont payantes, surtout à l’étranger. Le film a été pour l’instant sélectionné à l’IDFA à Amsterdam (Il a obtenu le Beeld en Geluid IDFA ReFrame 2021) au festival LGBT Chéries-Chéris à Paris, ainsi qu’en Grèce (Peloponnisos International film festival) et en Slovénie (Ljubljana LGBT festival).
Ce qui me passionne dans les archives, c’est qu’on a à la fois une réalité passée et du passé au présent. Il y a quelque chose d’assez magique avec les archives, de l’ordre de la résurrection. J’ai l’impression qu’à partir du moment où l’on peut regarder quelqu’un·e et le/la nommer, il/elle est vivant·e. C’est un peu ce qu’on me disait en Afrique quand j’ai fait le film Vers la forêt de nuages. On parlait beaucoup des ancêtres et on disait « Tant qu’on connaît le nom d’un ancêtre, qu’on peut raconter son histoire, il n’est pas mort ».
L’autre chose qui me passionne dans l’archive, c’est l’enquête. C’est comme dans un roman policier : on part d’un indice, ici une image, on cherche des choses, souvent on trouve, et on raconte des histoires. J’ai dû travailler un an à regarder les images de ces femmes libres des années 20 et 30, qui dormaient, et tout à coup on peut donner forme à un rêve, les raconter en images, à leur manière de tenir une cigarette, de lacer des chaussures, de nous regarder, de courir, de danser. J’aime beaucoup aussi le 9,5 mm et le format 4/3, et j’ai eu le grand bonheur de découvrir des films qui n’étaient pas encore numérisés en les regardant à la visionneuse, au contact de leur matière.
J’ai mélangé au montage les archives amateures, qui sont des images documentaires, avec des films expérimentaux et des fictions. Beaucoup d’artistes, tels Germaine Dulac, une des premières femmes cinéastes, ou Fernand Léger, travaillaient de manière expérimentale dans les années 30. J’ai trouvé aussi beaucoup de figures de femmes libres dans ce cinéma. Emma parlait souvent d’un tableau qui s’appelle L’ile aux morts, c’est un motif qu’on retrouve fréquemment ici, par exemple la barque qui emmène la jeune fille. J’ai utilisé aussi des films de fiction comme Jeunes filles en uniforme, qui est le premier film lesbien, ou Extase, qui montre la première jouissance féminine à l’écran. C’est une façon de rendre hommage à ces femmes et au cinéma.
L’archive m’interroge aussi sur notre présent : dans cinquante ans, quand toutes nos photos et nos vidéos seront sur téléphone, Youtube, Google ou Apple auront-ils les droits sur nos histoires ? Aurons-nous seulement les machines pour les voir ? En travaillant sur Ultraviolette, j’ai voulu consulter de vieux enregistrements sur Quick Time avant de découvrir que ma version ne me permettait plus de les lire. On peut encore regarder les films en pellicule des années 30, mais les vidéos du début des années 80 sont souvent devenues illisibles. Que restera-t-il de notre époque ?