À PROPOS DE SON FILM Il n’y aura plus de nuit (2020, 75’ -Perspective Films)
Il n’y aura plus de nuit est un tournant dans mon trajet, jusque-là marqué par diverses aventures liées à la création scénique et au cinéma. J’ai commencé par réaliser deux courts métrages de fiction, dans des conditions de grande liberté, l’un avec le GREC (Temps morts), l’autre avec Eccefilms (Les hommes sans gravité). Parallèlement je montais des projets de théâtre et c’est avec la scène contemporaine que j’ai continué à explorer ce qu’étaient l’invention formelle et le travail avec des comédiens. Durant quelques années, les projets scéniques s’enchaînant, spectacles ou performances, je ne suis quasiment pas retournée vers le cinéma. La seule exception fut un documentaire pour La Lucarne/Arte (Night Replay), conçu avec Patricia Allio en même temps que l’une de nos pièces.
Étrangement, ce retour au cinéma aura pris la forme d’un film composé d’images qu’aucun·e cinéaste ne serait en mesure de tourner, des images prises dans l’œil du viseur, enregistrées depuis des hélicoptères de l’armée. Des images qui sont l’envers du cinéma ou son bord, nées de la plus sophistiquée des technologies du regard, consistant à mettre la caméra au service d’un projet guerrier. Au cours de la fabrication du film, s’est imposée l’idée que ces images-là interrogeaient au plus près le cinéma, bien que provenant de son dehors le plus effrayant. J’ai longtemps lutté face à ces séquences, étant moi-même sujette à la fascination qu’elles exercent, cherchant le moyen de les déplacer, de les rendre au regard cinématographique. Non pour en faire un objet purement esthétique, mais parce que seul le cinéma ouvre un espace critique permettant de les voir autrement et de les penser. C’est en tout cas ma conviction. Ce film procède au bout du compte de mon acharnement à porter un regard cinématographique sur des images insoutenables au regard.
Et cette sorte d’expérience limite a paradoxalement ouvert de nouveaux horizons et réactivé mon désir de fiction. Je crois que certains projets rebattent les cartes au point de réinventer les fondements de notre engagement dans la création. Ce sont des projets qui font vaciller, comme si continuer tout court en dépendait. Celui-ci m’a renvoyée aux confins de mon propre désir de voir. Il me semble aujourd’hui que filmer n’aura plus tout à fait le même sens pour moi, qu’il s’agisse de scènes de fiction ou non. J’allais écrire « de fiction ou de documentaire », mais à vrai dire je ne me retrouve pas complètement dans cette dernière appellation, qui se réfère à la notion de document. Je crois que je préfère le parti pris anglo-saxon, plus ouvert, de la non fiction. Et je préfèrerais plus encore pouvoir me passer des classifications binaires, incontournables lorsqu’il s’agit de choisir le guichet auquel présenter son projet, mais insuffisantes à définir le rapport qu’un film entretient avec le réel.
Dans sa toute première version – initiée avec Patricia Allio – Il n’y aura plus de nuit aurait sans doute pu être diffusé dans des musées, pas forcément sous une forme linéaire et il était raisonnable d’imaginer une durée de moins d’une heure. C’est d’ailleurs un montage de 40 min qui a d’abord été présenté au Festival Hors Pistes du Centre Pompidou. Puis j’ai rencontré Gaëlle Jones, qui en est devenue la productrice. Très vite, elle a décidé de soumettre ce montage à la sélection Parisdoc du Cinéma du réel. Le film a été pris et ce qui était censé être un soutien à la post-production s’est transformé pour nous en début de production. Les retours de certain·es professionnel·les, me reprochant l’usage d’images que l’on ne devrait pas voir ou qu’ils/elles considèrent moralement douteux de montrer, m’ont donné l’envie d’enfoncer le clou, de faire un film qui sorte en salle. Peut-être à ce moment-là était-ce surtout de l’ordre du défi. Mais pas seulement : destiner ce travail à la salle en changeait la nature même. C’était aussi un choix éthique et esthétique.
Alors que l’on me suggérait d’introduire davantage de contrepoints, une plus grande diversité de matériaux, voire de faire plus court, j’ai eu l’intuition qu’il fallait aller plus loin encore et plonger le/la spectateur·rice dans l’œil du viseur d’un bout à l’autre du film. Seuls le texte et la voix auraient pour fonction d’ouvrir un espace permettant de ne pas être assigné à la place du tueur. Montrer un film à des sélectionneurs et/ou des distributeurs alors qu’il est en cours de montage est une étape de plus en plus fréquente dans le parcours d’un projet. Ce sont des moments assez périlleux. J’aurais tendance à dire, à partir de cette expérience, qu’il faut parfois tirer des conclusions inverses à celles que ces premiers retours indiquent. Affirmer sa propre direction, encore imparfaite, plutôt qu’en changer au prétexte qu’elle ne produit pas l’effet escompté.
Avec Gaëlle Jones, nous nous sommes naturellement tournées vers l’aide au développement renforcé du CNC (FAI), parce qu’il est possible et même recommandé d’y présenter des séquences et qu’un tel projet nécessitait, pour espérer convaincre, de montrer un extrait de montage. Mais aussi parce que c’est l’une des commissions les plus ouvertes aux formes singulières, notamment à ce qu’on appelle le film essai. Nous avons eu cette aide et cela m’a permis d’aller au terme d’un projet de long métrage. Par ailleurs le Centre Pompidou, à travers Hors Pistes production, nous apportait un appui substantiel : il était prévu d’y faire le montage son et le mixage.
L’année suivante le film a été sélectionné à Entrevues Films en cours (festival de Belfort). C’était devenu un long métrage, très différent de ce que nous avions montré à ParisDoc. Il ne s’agissait plus simplement d’un film à dispositif, mais aussi d’une forme narrative, ménageant une progression dans cette série de séquences au scénario pourtant semblable. Le mixage et l’étalonnage n’avaient pas commencé, Gaëlle l’a néanmoins soumis à des festivals. Certains se disaient intéressés mais j’étais encore insatisfaite. Ce qui me gênait tenait à la voix off, subjective et que j’avais interprétée moi-même. Depuis longtemps je souhaitais qu’une autre dise le texte, une comédienne. Certes, le point de vue subjectif rendait évident le fait que j’interprète la voix, mais cette sorte de garantie d’authenticité n’a pas beaucoup de sens à mes yeux. Le « je » n’est pas dans la voix mais dans le texte. J’ai donc freiné, pour moi le film n’était pas terminé.
Je me suis remise à travailler, réécrivant certaines parties, apprenant des logiciels pour monter la voix de Nathalie Richard, que nous avions préalablement enregistrée en studio. Sans en contredire la subjectivité, Nathalie s’est emparée du texte d’une manière qui ne versait jamais dans un type d’émotion contraire à sa visée. Une voix de récitante, aussi douce que le sont paradoxalement ces images, qui tiennent la brutalité à distance, aussi nocturne que la vision hallucinée où elles nous plongent.
Le film a ensuite été sélectionné à Cinéma du réel, où il a été primé, puis il a beaucoup circulé en France et à l’étranger, où il a eu d’autres prix. Ces festivals, du fait de la pandémie, se sont majoritairement déroulés en ligne. Expérience en partie tronquée donc, mais ce fut le cas pour toutes et tous à ce moment-là. Gaëlle a trouvé un distributeur, UFO. Ça n’avait rien d’évident avec une telle forme. Stéphane Auclair et son équipe ont cru en cet objet filmique hors normes. Et nous avons obtenu l’Avance sur recettes après réalisation (CNC), qui a permis de remonter nos salaires et d’avoir l’agrément de production.
Le film est sorti en France en juin 2021. Cette sortie était prévue plus tôt mais du fait de la situation sanitaire, elle a été reportée deux fois. Sans doute les conditions n’étaient-elles pas idéales, cela dit je n’ai pas de point de comparaison car c’est mon premier film sorti en salle… Il y avait encore des jauges et les spectateurs, comme on sait, ne sont pas revenus en masse dans les salles. Peu importe, l’ambition qui avait porté l’équipe de ce film composé d’images n’ayant pas, a priori, vocation à être regardées dans une salle de cinéma, se réalisait enfin. Le film a été très bien accueilli par la presse et continue à vivre sa vie.
Depuis j’écris un projet de fiction, avec en tête l’idée qu’il est possible de s’affranchir des logiques marchandes et du formatage caractérisant l’industrie du cinéma. Si la situation ne s’est pas améliorée depuis 2020, la pandémie ayant accéléré le processus de concentration à l’œuvre un peu partout, il n’y a pourtant aucune raison de céder aux normes imposées. Les gestes libres auront toujours leur place, plus encore en temps de crise et s’ils sont accompagnés par des producteurs·rices et distributeur·rices aventureux·ses.