PRODUCTEUR (DORA FILMS)
À PROPOS D’UN FILM D’Emmanuel Heyd et Raphaël Toledano, LE NOM DES 86 (2014, 63’)
J’ai fondé Dora Films il y a 28 ans, avec l’idée, comme l’affirme toujours notre site, de concrétiser des désirs de films. L’idée était aussi, pour moi qui suis également réalisateur, de garder la maîtrise des films et les droits de ceux-ci. Pour faire vite, il y eut une période faste, du début des années 90 jusqu’en 2006-2007, où la coproduction avec France 3 était facile. Quelques responsables d’antenne de France 3 en région eurent à cœur de développer la production documentaire sans pour autant souhaiter ou imposer des « produits formatés ». Par la suite, progressivement cette politique est devenue peau de chagrin, et les exigences dudit service public sont devenues lourdes à gérer pour les auteur·rices-réalisateur·rices comme pour moi devenu principalement producteur.
Dès lors, ne restait la possibilité, si l’on voulait continuer à faire des films libres, que de travailler avec les chaînes locales, du câble ou de la TNT, mais dont l’apport en coproduction était bien léger. En conséquence, cela limitait le budget et donc les demandes aux différents partenaires (CNC et collectivités territoriales), puisque toutes ces demandes sont régies par des pourcentages à ne pas dépasser : il faut que la chaîne apporte au moins 25% du budget, qu’une collectivité ne soit pas sollicitée à plus de 15%, que l’ensemble des aides publiques ne dépasse pas 50%, etc.
Très souvent, j’ai dû produire des films avec la seule aide du CNC, d’une collectivité territoriale et de la Procirep. Clairement, cela signifie que rentraient en cash entre 30 000 et 60 000 € pour faire un film qui occupait le/la réalisateur·rice pendant un an ou deux pour le moins. À partir du moment où l’auteur·rice n’est pas seul·e à réaliser et qu’il/elle a besoin, à juste titre, d’une équipe même réduite à deux personnes, la situation devient critique et le/la producteur·rice peut plonger de plusieurs milliers d’euros très vite.
Récemment, j’ai vécu une expérience de production heureuse sur le plan du financement avec Le nom des 86, et c’est assez rare pour que je la relate. Le sujet est un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale : Auschwitz, juin 1943. Quatre-vingt-six Juif·ves, venu·es de toute l’Europe, sont sélectionné·es par un anthropologue nazi pour être déporté·es au camp de Natzweiler-Struthof, le seul camp de concentration nazi sur le territoire français. Une chambre à gaz y a été aménagée peu avant pour les tuer. Derrière ce crime, se trouve le directeur de l’Institut d’anatomie de Strasbourg, August Hirt, qui souhaitait constituer une collection de squelettes juifs, dans le but, disait-il, de garder trace de « cette race qui incarne une sous-humanité repoussante, mais caractéristique ».
Sur les lieux du crime, expert·es, témoins et acteur·rices de la mémoire font le récit de ce sinistre projet, tout en questionnant la difficile mémoire du crime et ses implications éthiques. Mais cette histoire est aussi et surtout le combat d’un journaliste allemand pour redonner une identité à ces hommes et femmes réduit·es à une liste de matricules, son inlassable quête pour retrouver le nom des quatre-vingt-six.
Les films qui s’intéressent à ce qu’on appelle le « patrimoine » sont curieusement plus faciles à financer que d’autres et font souvent l’unanimité. Tant mieux, même si c’est dommage pour des sujets contemporains qui mériteraient autant de reconnaissance. Pour Le nom des 86, nous avons fait « carton plein » : j’ai obtenu l’aide du CNC, celle de trois collectivités territoriales dont la dernière ne finance que très peu de projets (Communauté urbaine de Strasbourg, Région Alsace, Conseil Général du Bas-Rhin). Il faut rajouter à cela le cash bien réel de la chaîne Alsace 20 (sur la TNT) et le soutien de deux fondations (Fondation pour la mémoire de la Shoah et Fondation Matanel), soit au total plus de 90 000 € qui nous ont permis de payer toute l’équipe comme il était prévu dans le budget initial, de payer les archives coûteuses et de financer les versions allemandes et anglaises et même, luxe suprême, de payer la production.
En même temps, nous n’avons eu aucun dépassement par rapport au prévisionnel : le tournage, qui avait été très préparé, a duré le temps prévu, soit un peu plus de trois semaines ; le montage a été exceptionnellement court : six semaines, alors que je suis plutôt habitué à des durées de douze ou quatorze semaines. Derrière ces temps ramassés se cache le temps de gestation du film : les auteurs sont venus me voir pour la première fois en mai 2011 et le film a été présenté en avant-première en décembre 2014.
Quelles conclusions peut-on tirer de cette réussite ? Je me réjouis d’avoir eu un peu moins de 100 000 € alors que nombre de productions documentaires co-produites avec le service public en obtiennent le double ou le quadruple, mais à mon échelle artisanale, ce financement est satisfaisant. Il est la conséquence aussi de la politique audiovisuelle dans cette région qui est maintenue en dépit de l’atmosphère de crise. Nous avons la chance d’avoir deux fonds territoriaux (Eurométropole de Strasbourg et Région Alsace) et Alsace 20, la télévision régionale de la TNT, est elle-même aidée fortement par la Région Alsace. Je ne suis pas dupe pour autant : sur un autre projet de film à « tendance patrimoniale » lui aussi, mais qui se déroulait au Cambodge et que j’ai produit au même moment, j’ai eu moins de la moitié du financement obtenu pour Le nom des 86.
Produire est un métier sportif, très sportif, où il faut trouver les bonnes adéquations entre la nature du projet, la manière de travailler du/de la réalisateur·rice et le financement potentiel. Il faut aussi avertir l’auteur·rice-réalisateur·rice des « scénarios » de production qui peuvent advenir : hypothèse basse et hypothèse haute. Rien n’est plus terrible que l’auteur·rice découvrant au bout d’un an de travail que non, finalement il n’aura pas l’équipe prévue, ou qu’il faudra supprimer telle partie du tournage.
Mon travail essentiel n’est pas pour autant de gérer un budget mais d’accompagner tout au long un projet, savoir faire réécrire quand cela est nécessaire, savoir interroger, voir les rushs au fur et à mesure des avancées, être présent aux moments clé du montage. « Garantir la bonne fin », selon cette expression un peu désuète, c’est en fait accompagner tout au long.
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Témoignage publié dans le Guide des Aides 2015.