Frédérique et Frédéric Lapierre

DÉCORATEUR·RICES

Nous avons toujours aimé créer des lieux, des ambiances. Frédéric était musicien et moi, je faisais un peu de peinture et de sculpture. Surtout, nous adorions le cinéma. Nous passions nos journées à la Cinémathèque où nous regardions 3 à 5 films par jour. Je pense que c’est cela qui a été le déclencheur dans le choix de notre métier. A une soirée de fin de film où Frédéric jouait avec son groupe, j’ai rencontré le décorateur Max Berto qui m’a proposé de collaborer avec lui. Il avait un petit atelier chez Jean Nouvel. C’est là que j’ai commencé à faire de la création d’accessoires, à travailler sur les couleurs tandis que Max Berto – qui était architecte de formation – m’initiait à l’architecture, à la construction, aux plans. Je me suis très vite intéressée à la conception de la circulation dans un décor. Parallèlement à cette activité, j’allais aux cours du soir de Duperré, de Boule et de l’Académie Claude Roederer, Place des Vosges. Fred, quant à lui, faisait de la photo et, pour gagner sa vie, il était machiniste et accessoiriste à l’Opéra de Paris. Bien qu’il considérait cette expérience comme un travail alimentaire, c’est elle qui lui a permis de voir comment se construisait un décor et qui l’a introduit dans le monde du spectacle et de l’intermittence. Il a ensuite commencé à travailler lui-même comme constructeur sur un spectacle de Jean Bois au théâtre de l’Athénée, spectacle pour lequel j’ai fait des sculptures.

Ensuite, Max Berto m’a pris comme première assistante et a fait appel à Fred lorsqu’on lui a proposé Les contes de la rue Broca, produit à l’époque par l’Ina et la chaîne Channel. Nous avons enchainé comme chefs déco sur Le Faucon, le premier long métrage de Paul Boujenah, avec Francis Huster et Vincent Lindon. Lorsque le directeur de production a demandé la composition de notre équipe, nous avons dit : « Nous deux ! ». Il y avait de l’aménagement intérieur et extérieur mais pas de construction en studio. Nous avons pris un ou deux peintres et menuisier·es et nous nous sommes débrouillé·es pour le mobilier et les accessoires. Le film terminé, Fred a décidé d’entreprendre des études d’architecture et est entré à UP6 Paris La Villette. L’architecture nous a ouvert un autre regard sur le monde.

A l’époque, j’avais un atelier à Ménilmontant où je faisais de la création d’accessoires. Je travaillais sur des tournages et, grâce à une costumière, j’ai été contactée par la Woolmark pour réaliser son stand au salon de la Porte de Versailles. J’ai conçu un vrai décor avec maquettes. A la suite de cela, j’ai eu des propositions d’un bureau de style et j’ai commencé à faire des vitrines. Fred m’aidait tout en faisant ses études, et moi je coloriais ses projets. Nous avons ensuite fait les décors d’une série commandée par la 6ème chaîne, Les Privés ne meurent jamais, avec Alain Nahum, produite par Alain de Sedouy et l’Ina. C’était un joli tournage qui nous a permis de renouer avec le monde du cinéma. Dans les années 90, nous avons fait les décors de Jalousie, de Kathleen Fonmarty. Le film était tourné dans un hôtel particulier désaffecté où nous avons travaillé les patines et reconstruit l’intérieur. Ces décors ont été remarqués et par la suite, nous avons fait, pendant 10 ans, des clips et des pubs qui à l’époque étaient très créatifs et nous laissaient une grande liberté. Nous nous amusions beaucoup. Nous avons ainsi travaillé sur les clips d’Alain Souchon, Céline Dion, Arno, Mecano, Aston Villa, MC Solaar, etc., et en publicité pour Yves Saint Laurent, Chanel, l’Oréal, avec des réalisateurs tels que David Lynch, Alain Corneau ou encore Juan Solanas, pour lequel nous avons fait également les décors de L’Homme sans tête. Sur beaucoup de décors, nous réalisons des maquettes en volume, ce qui nous permet de travailler en amont avec le/la réalisateur·rice et le/la chef·fe opérateur·rice. La décoration, c’est une équipe dans l’équipe, une aventure dans l’aventure. Nous livrons le décor et ensuite il vit « sa vie » avec l’équipe du tournage.

Il n’est pas évident de passer de la pub au cinéma en France, car les métiers y sont très cloisonnés. C’est dommage car la pub est une très bonne école où il faut avoir les épaules solides et savoir oser. Nous avons pu revenir au cinéma avec les décors de Simon Werner a disparu de Fabrice Gobert, puis les longs métrages se sont enchaînés au rythme d’un par an : La Dernière séance de Laurent Achard, Camille redouble de Noémie Lvovsky, Joséphine d’Agnès Obadia. Nous avons encore retrouvé Fabrice Gobert avec les décors de la série Les Revenants.

La décoration, c’est très littéraire. A partir du scénario et surtout du dialogue avec le/la réalisateur·rice, nous faisons un travail d’analyse et d’interprétation que nous devons traduire en espace. Nous participons à la création de l’atmosphère qui va correspondre au film, en nous appuyant sur la psychologie des personnages. Le décor doit raconter comment le personnage l’habite, le temps qu’il a passé dans les lieux. Nous sommes très attentif·ves au cadre, à la lumière, aux contrastes. Le décor est fait pour les gens qui vont l’habiter, il ne nous représente pas. Nous sommes comme le costumier qui doit habiller l’acteur·rice en fonction de son personnage.

En tournage, nous intervenons toujours en amont puisque nous travaillons sur les décors qui vont jouer après. Quand nous sommes en repérage, le découpage n’est pas encore définitif. Nous essayons de faire du 360° mais il arrive qu’on travaille un axe et qu’au découpage final par le/la réalisateur·rice, le/la premier·e assistant·e, le/la chef·fe opérateur·rice et la scripte, le cadre prévu change. C’est la pratique qui permet de se faire l’œil : comment montrer le vide, montrer le plein. Parfois, il faut surjouer le décor parce que l’image nettoie. Par exemple, on peut concevoir un décor très fouillis et il peut paraître pauvre à l’image. Au cinéma, le rendu est photographique, le cadre est très important et il faut dans ce cas surenchérir.

Il y a aussi aussi un côté très technique dans notre métier : faire un budget, composer une l’équipe et élaborer un planning. Nous sommes presque des chef·fes de chantier avec une équipe où chaque poste doit s’emboîter avec les autres : le/la chef·fe constructeur·rice, le/la chef·fe peintre, l’accessoiriste, l’ensemblier·e etc. C’est là où nous nous séparons un peu. Fred s’occupe plus de la construction et moi davantage des ambiances et des couleurs.

Nous ne prenons que des stagiaires qui s’intéressent au cinéma et nous essayons de leur expliquer nos choix. Nos conseils pour devenir décorateur·rice ? Le département décoration de la Fémis bien sûr, les écoles d’Arts appliqués, l’ENSATT à Lyon où l’on enseigne le théâtre, sans oublier une école d’architecture, car l’architecture est aussi une ouverture artistique. Il faut enfin aimer la photo et voir beaucoup de films.

Notre métier est aussi un choix de vie, avec de très beaux souvenirs de tournage. Quand il y a vraiment une équipe, il y a un côté cirque, troupe. Nous habitons les lieux d’une histoire que nous contribuons à raconter.

Témoignage publié dans le guide des formations 2014.