L’aventure du département Cinéma de l’université Paris 8 a commencé avec la création du Centre universitaire expérimental de Vincennes, juste après Mai 68. J’étais alors étudiant en droit et en sciences politiques mais je passais mon temps à la cinémathèque et la cinéphilie m’a fait définitivement bifurquer vers le cinéma.
Vincennes était le lieu d’une effervescence intellectuelle incroyable. Il y avait les philosophes Gilles Deleuze, Alain Badiou, François Châtelet, Jean-François Lyotard…. Et au département Cinéma, des cinéastes et des critiques comme Jacques Rivette, Jean Painlevé, Jean Douchet ou Jean Narboni, des Cahiers du cinéma, venaient y faire cours (j’ai moi-même rejoint les Cahiers à partir de 1976). Il y avait aussi les rédacteurs de la revue Cinéthique, avec Jean-Paul Fargier, Gérard Leblanc et Simon Luciani, deux membres du groupe Dziga Vertov, Jean-Henri Roger (qui est resté) et Jean-Pierre Gorin (qui est parti enseigner à San Diego) et des cinéastes expérimentaux comme Claudine Eizykman et Guy Fihman. C’était l’époque des « films tableau noir », des films conçus pour repenser le cinéma. Godard parlait d’« enseigner pour apprendre » et pour nous, enseigner le cinéma était un bon moyen pour apprendre à en faire. Ce paradoxe rejoignait l’idée du « passeur » chère à Serge Daney, selon laquelle il n’y a pas d’un coté ceux qui savent et de l’autre ceux qui ne savent pas, mais une circulation d’expériences entre des gens différents. Nous n’étions pas universitaires mais nous étions tous à différents titres engagés dans le cinéma, et c’est ainsi que s’est créé le département, avec l’idée que l’enseignement du cinéma est une affaire de théorie mais aussi de pratique. Pour nous, il n’était pas question de parler de cinéma sans en faire.
J’ai commencé à enseigner dans les années 72-73. Au début, j’étais simplement chargé de cours et mon premier salaire a permis de financer un premier film, « Soyons tout ! », un titre qui résume bien notre état d’esprit d’alors. C’était un film écrit collectivement sur une grève dans une usine où j’ai été établi, comme beaucoup de militants maoïstes à l’époque. Je faisais alors partie d’un petit groupe qui s’appelait « La parole au peuple ». L’ambiance était très particulière. Vincennes était un lieu sans doute ingérable du point de vue de l’académisme universitaire, mais aussi très inventif dans les expériences, les idées et les pratiques. Nous avions l’âge de nos étudiants. Aujourd’hui le temps a passé, les étudiants ont toujours 20 ans et moi un an de plus chaque année. L’écart s’est creusé mais il reste dans le département cinéma de Paris 8 quelque chose de cette culture d’origine.
Le déménagement à Saint-Denis s’est fait à la rentrée de septembre 1980, juste avant l’arrivée de la gauche au pouvoir. Le statut des enseignants s’est peu à peu normalisé et les diplômes ont bientôt été reconnus au plan national, d’abord au niveau de la licence cinéma puis de la maîtrise, avec la possibilité de choisir entre une maîtrise théorique et une maîtrise pratique, laquelle consistait à faire un film à la place du traditionnel mémoire. Nous nous sommes aussi liés au département Cinéma de Nanterre (Paris 10) où Jean Rouch avait créé un DEA autour du documentaire. L’enseignement à Paris 8 englobe depuis l’origine le documentaire, la fiction et le cinéma expérimental. Au début nous avions une Eclair Coutant et trois ou quatre caméras Bolex ou Pahéwebo pour une centaine étudiants : faire de la pratique était compliqué mais la vidéo et la possibilité de récupérer la taxe d’apprentissage nous ont permis de nous équiper progressivement.
Vers le début des années 2000, nous avons créé un DESS de réalisation, lequel est devenu un master dans le cadre de la filière LMD (Licence-Master-Doctorat) mise en place en 2005. En Licence, les étudiants, en plus des cours, font des exercices en ateliers, notamment avec des cinéastes invités, tels que Nicolas Philibert, Alain Raoust, Jean-Paul Civeyrac, Alexandra Rojo ou Simone Bitton. Il n’y a pas de sélection pour entrer en Licence. La mention générale « Cinéma-Audiovisuel » du Master Art de Paris 8 se déroule sur deux ans ; elle peut accueillr une centaine d’étudiants chaque année qui ont le choix entre trois spécialités, appelées désormais « parcours » : un parcours « Théorie-Esthétique-Mémoire », un parcours « Valorisation des patrimoines » et un parcours « Réalisation et création », dont je suis responsable.
Ce dernier est un master professionnel, axé sur un projet proposé par l’étudiant : un scénario de court métrage pour la fiction ou un dossier argumenté pour le documentaire et l’expérimental. En première année, les étudiants (au nombre de soixante dans ce parcours) apprennent à cadrer leur projet dans l’histoire du cinéma et à découvrir leurs références esthétiques, notamment en voyant des films qui ont été faits sur des sujets proches. Ils préparent concrètement leurs films au sein de quatre ateliers de réalisation. Ces films sont réalisés et post-produits en deuxième année, au cours de laquelle les étudiants font également un stage professionnel, notamment dans les entreprises audiovisuelles installées à la Plaine Saint-Denis, et participent aussi à au moins un autre projet d’étudiant. Les films sont faits avec les moyens du département ; matériel léger de prise de vue numérique et prise de son, une douzaine de postes de montage avec casques et trois boxes pour les projets demandant plus de moyens, et parfois avec l’aide au court métrage du CNC, du GREC ou des régions que nous encourageons les étudiants à solliciter. Les films circulent ensuite en festivals et nous organisons tous les ans des projections à l’Ecran Saint-Denis, dont le directeur (Boris Spire) est d’ailleurs un ancien étudiant du département Cinéma. En master, ils sont une vingtaine pour le documentaire et une quarantaine pour la fiction et l’expérimental. L’équipe pédagogique du Parcours Réalisation et Création est composée d’une douzaine d’enseignants, titulaires ou professionnels invités. La plupart des étudiants de réalisation quittent l’université après le master mais quelques-uns préparent ensuite un doctorat que le département peut également délivrer.
Tout en constituant globalement un lieu non sélectif pour l’apprentissage du cinéma, Paris 8 se place en partie sur le terrain des écoles professionnelles, dans la mesure où l’apprentissage de la pratique y tient un rôle essentiel, mais nous n’avons jamais cherché à faire du département une école strictement professionnelle. Nous revendiquons en effet dans l’enseignement du Septième Art un lien avec ce qu’on appelle traditionnellement à l’université « les humanités » : l’histoire, la philosophie, les arts. Celà n’empêche d’ailleurs pas que certains de nos étudiants préparent les concours des écoles professionnelles et, sans être une classe préparatoire, chaque année quelques élèves intègrent la Fémis ou l’École Louis Lumière, dont nous sommes maintenant voisins.
Concernant les débouchés du cursus, nous ne disposons pas de statistiques précises. Certains anciens du département sont devenus des cinéastes connus, comme Cédric Klapisch autrefois ou Katell Quillévéré récemment, mais beaucoup trouvent à s’employer dans différents secteurs de l’industrie audiovisuelle. Il y a trente ans, les anciens étudiants du département faisaient des films ou passaient à autre chose. Maintenant ils peuvent aussi devenir scénaristes de « Plus belle la vie » ou travailler pour TF1, car même les fabricants de produits audiovisuels standardisés s’intéressent à des CV moins formatés. Cela permet à ces étudiants de gagner leur vie dans le secteur audiovisuel et certains continuent à développer à côté des projets personnels.
(Témoignage publié dans le guide des formations 2014)