C’est au Caire, à l’époque de la première guerre du Golfe, en 1991, que j’ai décidé de tourner le dos à ma vocation d’enfance, l’archéologie, pour essayer de raconter la réalité contemporaine. J’étais alors étudiant en égyptologie, j’avais 20 ans et j’ai voulu tout d’abord devenir photographe, avant de choisir quelques années plus tard de faire du cinéma, qui m’a semblé plus adapté à mon projet. Depuis, je suis retourné en Égypte au moins une fois par an.
En 2006, je suis parti au Kurdistan filmer des jeunes gens qui quittaient leurs villages pour s’engager dans la lutte armée (Carnets d’un combattant kurde) et c’est en les filmant que j’ai vraiment perçu la portée cinématographique de l’action collective. Deux ans plus tard, je suis retourné dans ma ville natale, à Palerme, pour filmer l’occupation de la mairie par des familles sans abri (Palazzo delle Aquile). Là, dans ce lieu dédié à la politique officielle, nuit et jour pendant un mois, des personnes ordinaires apprenaient à s’écouter, à prendre la parole et à s’organiser en corps politique. On y voyait la liberté en train de s’inventer, surgir devant la caméra, sans que les protagonistes ne s’en rendent forcément compte, sinon par une sorte d’enthousiasme, d’euphorie à laquelle ils ne savaient pas forcément donner un nom.
En 2010, pour avoir plus d’autonomie, j’ai fondé avec Penelope Bortoluzzi, qui est réalisatrice et qui a monté Tahrir, ma propre société de production, Picofilms.
J’avais toujours rêvé de filmer une révolution et lorsque la foule a commencé à envahir la place Tahrir en janvier 2011, j’ai très vite senti qu’on avait affaire à un mouvement politique de masse, avec une immense capacité d’expression, et ce dans un espace délimité. J’ai aussitôt arrêté le mixage sur lequel je travaillais et j’ai foncé au Caire.
Je suis parti seul, avec un appareil photo Canon 5D, que l’on peut utiliser comme caméra. Je l’ai pris parce qu’il n’avait pas l’air d’un matériel professionnel, ce qui simplifiait le passage des contrôles. La taille des capteurs et la qualité des objectifs du 5D fournit une image d’une excellente définition mais la profondeur de champ est très faible, surtout la nuit, ce qui oblige à s’approcher de ceux que l’on filme. Au milieu d’une foule, alors qu’il se passe en permanence beaucoup de choses à la fois, il est de toute façon exclu de tout voir. Il faut faire des choix et prendre des risques. La question de la «bonne distance», qui est centrale dans le cinéma documentaire, m’était ici posée très concrètement.
En arrivant sur la place, j’ai été frappé par la diversité de la foule. Il y avait des paysans, des étudiants, des grands bourgeois, des employés, des gens très religieux et d’autres pas du tout. On pouvait circuler d’un groupe à l’autre et les groupes eux-mêmes se mélangeaient. Tout le monde prenait la parole et la place était à tout le monde. Il n’y avait plus d’espace privé et la caméra n’avait pas besoin de se faire accepter; elle avait sa place, elle aussi. La nuit, il faisait vraiment froid. Je dormais sur un rideau de douche que j’avais emprunté à l’hôtel et que je partageais avec un type qui me l’avait demandé. Tout cela semblait évident.
Je ne connaissais pas ceux que je filmais. Je les choisissais à l’instinct et je les suivais sans savoir où ils m’emmèneraient. Ils me lançaient parfois sur des voies que j’explorai ensuite sans eux. Je ne parle pas l’arabe mais je comprends l’essentiel. Je ne voulais surtout pas filmer les porte-paroles de telle ou telle composante politique en faisant une sorte de panel «représentatif» à la manière du reportage. Ce qui m’intéressait, ce n’étaient pas les archétypes mais les personnes «ordinaires», leur singularité, leur complexité et leurs contradictions. Il me fallait aussi filmer les temps faibles, les moments d’opacité et d’attente, car personne ne savait comment tout cela allait finir et ce climat d’incertitude devait être ressenti par des spectateurs qui, eux, connaitraient l’issue des événements.
Pour le son, j’avais juste un petit enregistreur 5.1, un Zoom que j’avais tout d’abord fixé à la caméra puis que je plaçais au milieu de ceux qui parlaient, ou dans la poche de l’un d’eux tandis que je restais moi-même à l’écart, pour ne pas affecter leurs discussions. Cette dissociation du son et de l’image me donnait une grande liberté. il était important aussi que les spectateurs sentent la multiplicité des ambiances sonores sur cette place immense où il se passait en permanence tant de choses différentes et l’enregistreur 5.1 permettait une bonne perception des sons dans l’espace.
J’ai suis resté sur la place pendant deux semaines, jusqu’au lendemain de la chute de Moubarak, et j’ai tourné une trentaine d’heures. Les contraintes techniques m’obligeaient toujours à faire des choix. Il fallait recharger les batteries et décharger les cartes mémoire dans l’ordinateur laissé dans un hôtel voisin mais qui était souvent inaccessible. Du coup j’ai dû prendre beaucoup de décisions en temps réel, ce qui est une bonne chose car on a une perception plus intuitive de la situation. Le film est vraiment né sur place.
En rentrant en Europe, j’ai contacté la Rai3, qui a la seule case documentaire digne de ce nom en Italie, et ils ont préacheté pour 29 000 € une version de 52′, que nous avons montée avec Penelope Bortoluzzi dans l’urgence pour qu’elle soit diffusée à la fin juin 2011. En parallèle, nous avons monté une version de 91′. Un ami scénariste en Italie, Marco Alessi, qui venait de fonder la société de production Dugong, est entré en coproduction à hauteur de 15 000 €. La version longue a été présentée à Locarno puis à Lussas et dans de nombreux festivals à l’étranger: New York Film Festival, Viennale, DocLisboa, Bafici, RIDM, Full Frame, Edinburgh, Dubai… En Italie, le film a reçu le David di Donatello (l’équivalent des Césars) du meilleur documentaire et le Nastro d’Argento, qui est le Prix des journalistes.
Nous avons obtenu l’avance sur recettes après réalisation (40 000 €) et le film a été soutenu par l’Acid. Jour2Fête l’a pris en distribution et il est sorti en salle en janvier 2012, pour le premier anniversaire de la révolution. Il a fait 10 000 entrées environ, auxquelles il faut ajouter au moins 3500 spectateurs qui l’avaient déjà vu en festivals ou lors des projections associatives, qui donnèrent lieu à de nombreux débats. Le vendeur international du film, Doc&Film, a effectué des ventes aux télévisions du monde entier et il y a eu des petites sorties en salles à New York et en Tunisie.
Actuellement, je travaille avec Pénélope Bortoluzzi sur un projet commencé en 2009 et qui est tourné dans la Bande de Gaza, où j’avais fait déjà un film pendant l’attaque israélienne, Plomb durci.
(Témoignage publié dans l’édition 2013/2014 du Guide des Aides)