Après avoir monté autant de fictions que de documentaires, c’est ce dernier genre qui a pris le plus de place dans mon travail ces dernières années. Un hasard ? Pas totalement. En effet, après mes études à l’Esec, (École Supérieure d’Études Cinématographiques) j’ai fait un stage au festival Les Écrans documentaires, où je suis finalement resté cinq ans. J’ai eu ensuite un parcours comme monteur plus éclectique, allant du film institutionnel au reportage télévisuel, en passant par les films d’artistes et en travaillant comme assistant monteur sur des longs-métrages. Je fais également de la formation, sur les aspects techniques dans le passé et aujourd’hui sur le montage documentaire.
Écrire sur mon métier de monteur en ce mois d’élection présidentielle me ramène inévitablement vers le petit écran, cet objet on ne peut plus éloigné du cinéma, et en ce qui me concerne, du cinéma documentaire. Mais très étrangement, à regarder certains débats télévisés, je suis amené à penser à mon métier et à faire quelques parallèles.
Le premier de ceux-ci, qui m’apparaît très fortement, est le langage des corps. C’est sans doute une déformation professionnelle, mais je suis fasciné de voir comment les corps des hommes politiques, soit expriment mieux leurs idées que leurs discours, soit à l’inverse, les trahissent. Pour ne prendre que deux exemples, la voix et les intonations de madame « Bleu Marine » résument toute la violence de son programme politique ; le phrasé soudain lent et posé du président sortant, si peu habituel chez lui, laisse paradoxalement ressortir son côté manipulateur et mensonger. Tout ça est vrai pour tout un chacun, mais chez des communicants, pardon, des politiques, c’est tellement plus flagrant. C’est bien en effet avec le ton d’une voix, la posture d’un corps, une gestuelle, la qualité d’un regard, que les personnages qui font la matière de nos rushes expriment leurs sentiments, les communiquent au spectateur, et peuvent donner un niveau de lecture plus subtil à ce qu’ils disent, et parfois le contredire. Ce sont autant de signes exprimant le plus souvent une vérité autre que celle tenue par leur parole, par leurs discours. Celle qui échappe.
Ces signes, que le réalisateur peut avoir filmés volontairement ou non, se révèlent au montage, parfois en s’y attardant tout simplement, sans autre nécessité, ou encore en les utilisant pour commencer ou clôturer une séquence.
La deuxième chose qui me marque dans ce cérémonial de la vie démocratique qu’est l’élection présidentielle, c’est que tous ces débats s’inscrivent dans un cadre malgré tout relativement limité. Cadre du politiquement correct, très conservateur si l’on prend un tout petit peu de recul. Et cadre qui plus est, bien sûr, est implicite, établi, comme cela allait de soi. Et qui oublie de remettre en cause les idéologies sous-jacentes, mais pourtant bien présentes, que ces débats soulèvent. Idéal pour une démocratie réactionnaire comme le rappelle Alain Badiou. Que le système politique génère soit des conservateurs, autant à droite qu’à gauche d’ailleurs, soit des idéologues ou des simplificateurs, on peut le comprendre à défaut de l’admettre. Mais que le système médiatique soit si conservateur également, cela pose question. Il faut peut-être en chercher l’explication du côté de ce sacro-saint désir d’objectivité, qui paradoxalement donne le sentiment de cautionner l’état des choses et les rapports de pouvoirs actuels. Certains disent même que cela en devient de la propagande. Comment le cinéma, en particulier documentaire, peut-il, par des dispositifs différents, par le biais de subjectivités singulières, par l’abandon du diktat du sujet, redonner de la pensée, décaler les regards, aider à se dégager des préjugés, poser des questions au lieu de donner des réponses ? Et comment donc peut-on, en tant que monteur, aider les réalisateurs et réalisatrices à construire leurs films, à faire des choix, à créer des effets de sens, afin de rendre ceux-ci subtils et non simplificateurs, poétiques et non vulgaires, politiques et non propagandistes ? Je repense à Baudrillard : ces médias saturent l’espace de sens pour justement mieux occulter ce qu’il y aurait vraiment à dire.
La troisième dimension qui me renvoie à mon métier de monteur est l’esthétique qu’affiche la télévision lors de ces débats, mais également en général. Bien que dérisoire en apparence, c’est presque l’aspect que je trouve le plus attristant. La fameuse formule attribuée par certains à Jean-Luc Godard, par d’autres à Jacques Rivette, me semble toujours personnellement opérante : « Le travelling est une affaire de morale ». Je l’interprète peut-être à ma manière, mais il me semble qu’elle peut s’appliquer à de nombreux domaines : les médias de flux ne peuvent prétendre être un contre-pouvoir en arborant une telle esthétique. Sans vouloir sacraliser le cinéma, les séries américaines pour la plupart, bien que très intéressantes d’un point de vue scénaristiques, ne peuvent prétendre en être en ayant une mise en scène si formatée. Beaucoup de films militants peinent à défendre leurs causes en abandonnent la question de la forme. Faire des choix, et le monteur passe son temps à en faire, est une question aussi bien d’esthétique que d’éthique. Et les deux sont liées, j’en ai le sentiment profond.
Toute la difficulté du métier de monteur est de pouvoir se dégager des compromis inévitables que l’on est obligé de faire au cours de sa carrière, notamment au début de celle-ci, afin de pouvoir contribuer, même modestement, à lutter par le biais des films sur lesquels nous travaillons, contre le cynisme ambiant, les préjugés et l’étroitesse d’esprit, les différentes formes de pouvoir, la standardisation, et amener parfois un peu de poésie. Comme le disait la philosophe Marie-José Mondzain lors d’une rencontre organisée par les Monteurs Associés en mai 2008 : « Il s’agit de mettre en activité un regard qui reste mobile, non assigné à résidence et disposant de sa pleine capacité de penser, de juger. Le métier de monteur se trouve donc dans la situation d’une profession politique puisqu’il s’agit bien de proposer au spectateur les conditions de son émancipation, de lui permettre d’en disposer librement ».
(Témoignage publié dans l’édition 2012/2013 du Guide des Formations)