Nara Keo Kosal, Directeur photo, réalisateur et producteur

Nara Keo Kosal, Directeur photo, réalisateur et producteur

Je suis arrivé du Cambodge à l’âge de dix ans et je voulais déjà travailler dans le cinéma. Il faut dire que je viens d’un pays dont le roi est cinéaste, cas unique au monde me semble-t-il. Norodom Sihanouk a fait près de trente longs-métrages (péplum, films d’action, etc.), où le gentil triomphe toujours à la fin, à grands coups de trucages et d’effets spéciaux. J’ai été bercé par ces films dans mon enfance avant de fréquenter à l’adolescence la cinémathèque, au rythme de trois ou quatre films par semaine. Avec ma bande de copains, nous étions en concurrence pour répondre aux questions de Monsieur Cinéma à la télévision. Je me suis spécialisé dans le cinéma japonais, et j’ai vu tous les films de Kurosawa, Ozu et Mizogushi. Je suis le seul de la bande à avoir fait du cinéma mon métier.

Après un Bac scientifique et deux années d’économie et d’histoire de l’art, j’ai réussi le concours de l’école Louis Lumière. Les épreuves portent essentiellement sur l’optique et la culture cinématographique et beaucoup de lauréats font une préparation en mathématiques. C’est une très bonne école, avec d’excellents professeurs, beaucoup de matériel et énormément de pratique.

Les élèves sont formés à la direction photo, mais ils sont assistants stagiaires quand ils sortent de l’école. C’est sur les tournages que l’on apprend à devenir un bon assistant-opérateur et ce n’est pas le même métier que caméraman ou directeur photo.

À l’époque où je suis sorti de Lumière, il y avait beaucoup d’assistants : on chargeait le film et on observait le directeur photo pour apprendre le métier. On pouvait rester comme ça pendant dix ans avant de devenir premier assistant et espérer devenir directeur photo vers 45 ans. J’ai des amis qui ont été assistants pendant 15 ans. On passait de stagiaire à second assistant puis à premier. Le deuxième assistant-opérateur gère le matériel et la maintenance et charge la pellicule, le premier assistant s’occupe de la caméra et pointe pour avoir toujours la netteté, le caméraman cadre, le directeur photo est responsable de la photo du film, il met en image une histoire et lui donne du sens.

J’ai fait pendant cinq à six ans des courts et des longs-métrages comme assistant-opérateur et même des films industriels qui se tournaient encore sur pellicule, et il y avait autant d’art dans ces films que dans les courts-métrages. C’est en faisant ces films que j’ai eu la chance de travailler avec Manuel Poirier, qui a fait ensuite appel à moi comme directeur de la photographie pour réaliser son premier long-métrage, « La petite amie d’Antoine ». Cette expérience reste mon meilleur tournage. Nous étions très peu nombreux et nous tournions dans toute la Normandie. Je faisais le cadre et la lumière, avec deux électros et deux machinos à disposition. Le cinéma, c’est aussi des rencontres et des opportunités, être au bon endroit au bon moment.

Le problème c’est d’aller toujours de l’avant, d’évoluer dans son poste. Dans le cinéma, en tout cas en France, les gens n’aiment pas que l’on fasse plusieurs choses en même temps, un réalisateur par exemple ne doit pas faire de la régie. Est-ce dû à la culture latine ? Les Anglo-saxons sont différents et se permettent une certaine polyvalence des postes. Pour eux, le travail compte avant tout, ici c’est plutôt le parcours.

Ensuite, j’ai beaucoup tourné en Afrique de l’Ouest, c’était l’âge d’or du cinéma africain. On ne travaille pas en Afrique comme en France, la notion du temps n’est pas la même, surtout au niveau de l’organisation. Nous qui avions appris à préparer avec dix jours d’avance minimum, et plus souvent trois semaines, devions soudain tout préparer en deux jours. Les techniciens travaillent dans le désordre mais les films se font quand même, et souvent avec plus de bonne humeur qu’ici. L’autre difficulté c’est que l’on ne tourne pas avec de gros moyens. Il faut savoir être très inventif pour éclairer une scène avec peu de matériel.

En France, le premier film de Manuel Poirier a reçu une très bonne critique et il a fait depuis un film tous les deux ans. J’ai travaillé avec lui jusqu’à « Western », en 2000, qui a reçu le Prix du jury à Cannes. L’inconvénient de cette collaboration fidèle, c’est que les autres vous appellent souvent pour refaire ce qu’ils vous ont déjà vu faire, et il est difficile d’évoluer. Il en va de même avec mon expérience africaine. Les gens se disent : « il sait éclairer avec peu de matériel, donc on va le prendre pour ça ». Un vrai directeur photo doit savoir tout faire : du polar à l’intimiste, du petit film à la grosse machine, avec trois projecteurs ou cent.

Récemment, je suis retourné au Cambodge grâce à Bertrand Tavernier qui m’a proposé de réaliser le making-of de son film « Holy Lola », sur un couple français qui va au Cambodge pour adopter une petite fille. Il tenait à ce que ce « making-of » soit un vrai film et a mis les moyens pour cela. J’avais travaillé auparavant avec son fils, Nils Tavernier, à Little Bear, que j’avais rencontré par l’intermédiaire de Ritthy Phan. Bertrand Tavernier savait que je n’étais pas retourné au Cambodge depuis trente ans et il s’intéressait à mon regard neuf. Durant le tournage, il m’a laissé une liberté totale dans mes choix et n’est venu qu’une fois le film terminé. Le film évoque l’histoire du Cambodge, l’arrivée des Khmers rouges et l’état actuel de la société. Le documentaire s’est un peu éloigné de la question de l’adoption pour devenir un film sur le Cambodge.

Je voulais retourner au Cambodge pour filmer les procès et recueillir des témoignages mais aucune chaîne française n’a voulu produire le film. J’ai fait un documentaire sur le fleuve Mekong en traversant six-sept pays, et un film sur la guerre du Vietnam. Je travaille aussi avec le photographe Lâm Duc Hiên.

Travailler en fiction et en documentaire est très intéressant pour un directeur photo. J’ai réalisé mon documentaire « Au pays des sentinelles éternelles » comme si c’était une fiction. Le documentaire s’ouvre par un dialogue avec un chauffeur de taxi comme dans un polar, je ne fais jamais d’interviews, j’informe les spectateurs sur les personnages du film par une approche fictionnelle, en leur donnant des indices. Dans le documentaire, on livre l’information dans un rapport frontal alors que dans la fiction, on contourne les choses en multipliant les angles. Il en va de même pour la lumière, je ne me contente jamais de la lumière existante mais je reste entre la réalité et l’artifice. C’est ce qui m’intéresse, c’est d’être dans les eaux troubles, ajouter du surréel au réel.

Le métier de chef opérateur change avec le matériel. Quand on tournait en 35 mm, on travaillait avec du matériel lourd alors que maintenant, on peut faire des longs-métrages avec de petites caméras. On était obligé d’imaginer l’image, qu’on ne voyait pas avant deux ou trois semaines. Certains chefs opérateurs ont 25 ou 30 ans, ce qui était inimaginable quand j’ai commencé. Il faut avoir vécu pour avoir des choses à raconter, pour qu’une image ait une âme. On peut aussi faire des très belles images sans âme, c’est la grande différence entre l’époque où j’ai commencé à faire du cinéma et maintenant : les images sont plus belles à l’œil, beaucoup plus techniques qu’avant, mais beaucoup ne nous racontent pas d’histoires et restent artificielles.

(Témoignage publié dans l’édition 2012/2013 du Guide des Formations)