Grégoire Basdevant (co-auteur) : J’ai rencontré le producteur Arnaud Dressen qui venait de créer sa société, Honkytonk Films, pour développer des projets destinés spécifiquement à l’internet. J’avais eu l’occasion de développer divers concepts de magazines ainsi que leur adaptation sur Internet mais c’était la première fois que j’entendais parler d’une proposition aussi novatrice. Cette fois, le jeu de réinterprétation ne se ferait pas uniquement sur la forme mais nous allions nous attaquer à la démarche journalistique même. Nous allions utiliser pleinement la dimension interactive de l’outil Internet afin de donner un nouveau pouvoir au lecteur traditionnel, celui de déplacer son point de vue, de renverser les rôles en quelque sorte, le lecteur devenant « acteur » du reportage, ou plutôt de son propre reportage. Nous voulions un sujet fort, à caractère social. Les Jeux Olympiques arrivant, nous avons pensé à la Chine et je me suis naturellement tourné vers mon ami journaliste Abel Ségrétin, avec lequel j’avais l’habitude de travailler dès qu’il s’agissait de ce pays. Entre le lancement du projet, sa réalisation et sa mise en ligne en partenariat avec le site lemonde.fr, nous sommes arrivés bien en retard sur les Jeux mais peu importe, cette expérimentation, comme à vrai dire le sujet lui-même, dépassent largement l’événement médiatique des JO.
Abel Ségrétin (co-auteur) : Entre le moment où l’idée a germé et celui où nous sommes arrivés à un résultat fini, il s’est passé de nombreux mois, et nous avons traversé plusieurs phases d’écriture et de réalisation. Tout a commencé dans un café parisien, par une rencontre sans but précis. Mon ami Grégoire Basdevant m’avait proposé de rencontrer Arnaud Dressen, sans savoir très bien pourquoi mais il sentait qu’on aurait des choses à faire ensemble. En se rencontrant, chacun a été enthousiaste des idées des autres. Le courant est passé. Nous avons passé en revue des sujets possibles. Justement je revenais d’un reportage en Chine avec le photographe Samuel Bollendorff, à propos des mineurs de charbon. Je suis sinophone et je l’avais accompagné en tant que journaliste basé en Chine, où je travaille pour Libération et RFI, tandis que lui avait obtenu un financement du ministère de la Culture pour ce projet. Nous avions une matière : des photos superbes, du son d’ambiance, quelques vidéos, des histoires touchantes, plein d’infos et de vécu. A l’origine ce reportage n’était pas destiné à une utilisation multimédia, mais nous en avons tout de suite pressenti le potentiel.
Arnaud Dressen (producteur) : En choisissant de se concentrer sur la condition des mineurs chinois, et en particulier des migrants, nous avons privilégié une approche sociale et environnementale du boom économique. Nous souhaitions montrer à quel point cette formidable croissance continuait de reposer sur des bases fragiles, à l’image de ces baraquements de mineurs qui se fissurent au fur et à mesure que les galeries de tunnels se développent en sous-sols. J’étais particulièrement sensible à l’importance que Samuel et Abel avaient donnée aux témoignages des mineurs. Avec ce nouveau format de web documentaire, nous avions l’occasion de trouver un moyen de favoriser une confrontation directe entre nos futurs internautes occidentaux et ces mineurs chinois, sans intermédiaire ni déformation, en laissant la place au silence, aux hésitations et à l’écoute.
Abel Ségrétin : Grégoire avait du temps et de l’expérience, car il venait juste de quitter son poste de rédacteur en chef de Colors magazine. Nous avons tous deux commencé à plancher sur une scénarisation de ce reportage. Au départ, nous pensions faire une sorte de diaporama amélioré, avec sons et belles transitions. Puis en écrivant, nous nous sommes aperçus qu’une approche moins linéaire était possible grâce au web. Arnaud a défini cela comme un « reportage dont vous êtes le journaliste ». L’écriture a été très excitante, car rien de semblable n’avait été fait auparavant, nous n’avions pas de modèle et il fallait partir de zéro. On a passé beaucoup de temps à définir les étapes principales, les transitions, les chemins possibles, puis à donner une forme non-linéaire, avec des entrées multiples, aux interviews et à imaginer des transitions en fonction du choix de l’internaute. L’outil n’existant pas, nous avons tout fait avec le logiciel Keynote (l’équivalent de Powerpoint pour Mac). Tout cela a été fastidieux, mais intéressant, car on utilisait les possibilités de l’ordinateur et de l’internet pour faire du reportage d’information, sans copier les poncifs du genre (diaporamas avec son, objets de type « menu DVD » sans réelle interactivité, ou bien simplement retranscription sur le web de vidéos ou de textes). Nous avions un peu le sentiment d’inventer une nouvelle sorte d’écriture.
Grégoire Basdevant : Nous avons dû monter notre scénario à partir d’un reportage qui avait été pensé pour la presse écrite. Si c’était à refaire, nous ne réaliserions pas le reportage in situ de la même manière maintenant que nous connaissons le potentiel de notre format mais aussi tout ce que sa réalisation nécessite en termes de contenus. Il fallait réinterpréter une enquête journalistique, écrire un scénario qui tienne la route tout en restant fidèle à la réalité, dans une sorte de flirt entre fiction et réalité. Cette phase du travail a été l’occasion pour nous trois de nous interroger sur le format même du reportage que nous reconstruisions. Réflexion à laquelle s’est ensuite joint le photographe, Samuel Bollendorff. Ce questionnement était aussi déontologique : jusqu’où pouvions-nous « jouer » avec un reportage ? L’expérience du terrain rendait Abel et Samuel plus attachés au reportage journalistique traditionnel alors qu’Arnaud et moi-même étions plus attirés par la recherche de nouveau format. Le résultat final est à mon sens un juste milieu entre ces positions.
Chaque étape du reportage, chaque scène du récit, devait avoir sa fiche technique indiquant le contenu (texte, image, son, timing, liens, etc.). Je me suis retrouvé dans la position d’un premier assistant dépouillant un scénario que les scénaristes continuaient à écrire. Arnaud nous a fait passer du travail sur papier à l’usage du logiciel Keynote, ce qui a tout changé. Nous avions désormais un document de travail multimédia, chaque écran se présentant directement avec tout son contenu dynamique mais surtout ses liens le reliant aux autres. Des mois de réflexions ont pris forme. L’usage du Keynote a permis de créer un aperçu global du web-documentaire. Ce fut le passage d’un travail de préparation, de conceptualisation et de rédaction à la réalisation du documentaire à proprement parler.
Abel Ségrétin : Arnaud avait obtenu une aide du Fond d’aide à aux projets Nouveaux Médias du CNC, et Grégoire et moi l’aide de la SCAM, Brouillon d’un rêve numérique. Très vite, les développeurs web de l’agence 31Septembre sont intervenus pour réfléchir ensemble sur ce qui était possible ou non techniquement. Puis, dès qu’on a eu le squelette du web-documentaire, le musicien Frédéric Blin a composé les sons d’ambiance et la musique, essentiellement à partir de prises de sons réalisées durant le reportage. Samuel Bollendorff a ensuite repris la réalisation et l’écriture finale, puis tout a été intégré. Malgré ce qu’on pourrait imaginer, la réalisation de ce type de web-documentaire n’est pas beaucoup moins longue ni moins coûteuse qu’un documentaire destiné au cinéma ou la télévision. Un modèle économique reste à trouver.
Arnaud Dressen : Effectivement, quand bien même les nouvelles technologies offrent des possibilités de création presque infinies, la principale contrainte reste encore celle de trouver un modèle économique. En particulier, ce projet n’aurait pas été possible sans un investissement conjoint de ma société de production et de l’agence 31septembre (Guillaume Urjewicz) pour compléter le financement des 40 000 € nécessaires à la production du pilote, dont seuls 10 000 € étaient financés par le CNC. A ce stade, il est donc difficile de juger de la rentabilité d’un tel travail de recherche et développement. Celui-ci ne pourra s’apprécier que sur une période de deux à trois ans, quand nous aurons pu démontrer la pertinence de ce format de web-documentaire, tant d’un point de vue narratif que technologique et économique, au travers des autres productions réalisées sur le même modèle.
Mais les premiers retours sont très prometteurs. Suite à la diffusion sur le site lemonde.fr, nous avons déjà pu démontrer l’intérêt du public et des critiques pour un tel format : le web-documentaire a généré plus de 1,4 millions de pages vues en deux mois de diffusion sur internet et de très belles critiques dans la presse (Les inrockuptibles, Elle, Rue89…). Surtout, de nombreux internautes ont fait la promotion du programme sur les blogs et via email (Voyage au Bout du Charbon arrive ainsi à la troisième place du classement annuel des « articles » les plus envoyés par les internautes du monde.fr sur l’année 2008). Des résultats qui nous ont encouragé à lancer la production de nouveaux web-documentaires, grâce au soutien en amont de chaînes de télévision (comme France 5 et son site curiosphere.tv) et, de nouveau, à celui du CNC.
(Témoignage publié dans l’édition 2009 du Guide des Aides)