Je viens d’un petit village de Haute-Marne, au sud de la Champagne-Ardenne. Au nord de cette campagne profonde où je suis née, il y a Charleville-Mézières et ses mines abandonnées. Tout au sud, c’est un territoire isolé et peu peuplé, j’y ai passé enfance et adolescence, temps partagé entre les forêts et l’internat. A côté de ce village, il y avait un foyer rural où j’ai découvert le dessin, avec une professeur qui m’a appris à regarder avant de dessiner. Puis je suis partie à la faculté d’Arts Plastiques, à l’université Marc Bloch de Strasbourg ; j’ai rejoint ensuite en 4ème année l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg.
Dans cette école, j’ai intégré un atelier expérimental, le « Groupe 3 ». Chaque semaine, nous passions la journée ensemble, du début de l’après midi jusque tard dans la nuit, parfois jusqu’à cinq heures du matin, à réfléchir, parler, montrer et expérimenter avec d’autres étudiants et les trois professeurs. Il se passait toujours quelque chose dans cette durée insolite.
Après mes études, j’ai commencé à travailler sur des projets qui agençaient des films, des performances et des installations et qui mêlaient dessins, objets, événements et personnages. J’ai déposé un dossier au Fonds régional d’art contemporain de Champagne-Ardenne. Mon projet a été retenu pour faire partie d’un programme d’échange mis en place par les Frac du Grand Est, qui regroupent cinq régions (Alsace, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Lorraine). Le programme « Critique du Raisin Pur » consiste à choisir chaque année cinq artistes pour effectuer un travail de création et de recherche dans chacun des Frac. Mon dossier a été retenu par le Frac Bourgogne, à Dijon. La résidence comprenait une bourse de production (2 000€), l’hébergement sur place avec mise à disposition d’un studio et d’un atelier, et 800€ de défraiement pour le séjour. Je suis donc venu m’installer trois mois à l’Ecole d’Art et de Design de Dijon, partenaire du programme, qui délivre également 3 000€ pour une publication à l’issue de la résidence.
A partir d’un roman de Virginia Woolf, Mrs Dalloway, j’ai déployé une installation qui incluait des performances et un dispositif de tournage. J’avais croisé nombre de Mrs Dalloway dans les rues de Dijon, et mon idée première était de constituer un portrait contemporain de la haute-bourgeoisie dijonnaise. Dans le roman éponyme de Virginia Woolf, Mrs Dalloway, du début à la fin du livre, de la matinée au crépuscule, passe son temps à organiser la réception qu’elle donne le soir. Une réception de l’ordre de celles qui sauvent les apparences et certaines vies, dans un contexte troublé où règles et rituels rythment le temps, évitent le désordre et le chaos. J’ai donc songé à me faire inviter pour saisir par bribes ce qui pouvait subsister encore de ces nécessités impérieuses. Mais les portes sont restées closes et les cercles interdits d’accès. Puisque je ne pouvais pénétrer les salons, il m’a semblé que l’enjeu serait de construire « son salon à soi », inversant ainsi l’idée de départ : au lieu d’aller à la rencontre du personnage, j’ai reconstitué le décor, l’écrin. C’est moi qui invite ; je deviens maîtresse de maison.
L’atelier-appartement a été envahi par des installations et des expérimentations. L’espace privé de la résidence devenait ainsi public. Des cloisons ont été construites, du mobilier et des objets issus d’un autre temps sont venus peupler ces nouveaux espaces. L’atelier est devenu un salon/salle à manger, où ont été organisées des réceptions. La chambre à l’étage, comportant une vaste baie vitrée donnant sur le salon, est devenue un studio d’enregistrement, un terrier, qui permettait d’observer ce qui se passait en contrebas et de surveiller le salon, afin de consigner ce qui s’y tramait. Une bande-son a été créée par un compositeur de musique de films, passant en boucle dans la chambre.
Les conditions et le décor étant posés, on peut à loisir observer ce qu’il advient. Des événements peuvent apparaître. Tout est enregistré, surveillé, en vue d’une retranscription. Au dehors, c’est l’inconnu. Il s’agit d’explorer les interstices, d’agir par fragments, par infiltration de la vie personnelle à travers un filtre fictionnel.
Avec Félix et Luc, deux étudiants de l’école, nous avons construit le salon, avec une première performance. Engoncés dans des costumes qui empêchent certains mouvements, donnant une cadence étrange au montage, nous assemblons un immense bahut. La performance est enregistrée depuis la chambre. Le parquet est monté sur la dalle de béton, une cheminée en marbre s’appuie au mur de façon un peu incertaine. Papier peint framboise posé, table ancienne, bibelots, réveil jazz, jasmin, coupe de fruits, tourne-disque, livres : neuf éditions de Mrs Dalloway. Au dessus de la cheminée, un espace blanc permet de visualiser des vidéos. Sur la grande table au milieu de la pièce, une caméra, sur un plateau en verre avec un petit moteur, tourne pour filmer les convives.
En écho à ces portes closes lors de mon arrivée, je donne ici aussi des règles du jeu pour visiter l’installation. Des modes d’accès, des notices, voient le jour : Mrs Dalloway reçoit, K. veille.
L’installation se parcourt selon deux modes distincts. Le premier mode, ce sont les réceptions qui se tiennent le soir. J’invite à chaque fois des convives différents et je pose certaines conditions à mes invités, parmi lesquelles celle d’accepter d’être filmé en permanence. Un dispositif de trois caméras permet de filmer les soirées dans leur continuité. Je ne pose que les conditions de départ, le décor, une ambiance, le scénario naît de lui-même, de par les événements déclenchés par la réunion de ces invités. Cinq dîners ont eu lieu ; le repas était toujours composé selon le même rituel. Un dispositif d’enregistrement et de retransmission était organisé en circuit : des images de la soirée étaient projetées au dessus de la cheminée, en direct. Subrepticement, à certains moments, c’étaient les images de la veille qui étaient retransmises : les invités se substituaient les uns aux autres ; les films en direct et en différé s’entrelaçaient, mêlant passé et présent.
Le deuxième mode de visite était l’ouverture du salon en fin d’après midi, à la nuit tombante, pour tous visiteurs. Une notice était distribuée sur le seuil de la porte d’entrée : le visiteur devait choisir entre aller dans le salon, et y être filmé en permanence, ou aller dans la chambre, où il échappait ainsi au fait d’être filmé. Il n’était pas possible de visiter les deux pièces. D’un côté, la violence d’être filmé en permanence et de l’autre l’inconfort de la chambre où l’on pénètre malgré soi dans l’intimité de quelqu’un, et où, si l’on échappe à la surveillance, on se retrouve face au fait de devenir soi-même surveillant.
L’enjeu, que l’on retrouve souvent dans les installations que je construis, consiste à brouiller les cartes entre observés et observateurs, surveillés et surveillants, expérimentateurs et ceux qui ont choisi d’être sains et saufs de l’image. Le brouillage n’est pas dans l’inversion qui consisterait à transformer les observateurs en observés, et vice-versa, mais dans l’inversion de certaines conditions de confort et d’inconfort. Le scientifique se trouve prisonnier de son espace d’observation, l’espion s’ennuie, soumis à la solitude, aux écrans qui font barrage, et à une musique lancinante, tandis que du salon, on entend les conversations, on voit les visiteurs siroter un martini. Certains soirs, des éclats de rires parviennent jusqu’en haut.
Roman déployé, écrin pour performances, dispositif de tournage, installation à visiter, vrai salon, dîners tangibles, films aux dogmes bien établis, expérience incertaine, témoin d’un jeu d’échec et de réussite, Mrs Dalloway / K. s’est déployé durant ce temps d’expérimentation, avec les réceptions et les visites, et se cristallisera également dans un film.
Un livre retraçant cette expérience, ainsi que douze autres pièces (performances, installations, films, photographie) s’élabore en ce moment même. En prolongement de la résidence, une bourse de l’Ecole d’art et de design de Dijon, en partenariat avec le Frac Bourgogne, me permet d’engager ce travail. Il s’agit d’une co-édition avec EDON éditeur et Anna Lukianoff, deux structures de production et d’édition, avec le soutien de l’ORCCA. Je bénéficie ainsi d’un soutien financier et éditorial, et j’ai pu travailler dans des conditions très confortables pour réaliser ce projet de publication, qui déploie cette fois les pièces en les aplatissant, « sous presse ».
(Témoignage publié dans l’édition 2009 du Guide des Aides)