Le film « L’île de Chelo » raconte comment une ancienne résistante antifranquiste, Consuelo Rodriguez (« Chelo ») se bat pour élever une stèle sur la fosse où furent jetés ses parents, assassinés par les fascistes en 1939, et rendre hommage à son amant et compagnon d’armes, abattu à ses côtés lors d’une embuscade en 1946. Longtemps j’ai rêvé d’approcher cette femme qui avait jadis trouvé refuge dans la maison de ma grand-mère et côtoyé les compagnons de guérilla de mon père, mais elle m’était restée inaccessible, nimbée de sa légende d’amazone rebelle et retirée sur son île de Ré, si proche et si lointaine. Le film montre comment, en 2004, je passe enfin le pont pour la rencontrer, recueillir son témoignage sur ce qu’elle avait vécu pendant la guerre civile et la dictature en Galice.
Ce chemin de l’île, je l’avais convoité puis déserté cinq ans plus tôt, encore trop captive d’une imagerie épique. J’avais obtenu, alors, une aide à l’écriture du CNC pour un premier projet de documentaire intitulé « Guérilleros, les silences de la mémoire », sur ces résistants qui avaient combattu dans l’ouest de l’Espagne jusqu’en 1952. Ce premier projet, non réalisé, est devenu après coup une sorte de repérage du pays de guérilla filmé dans « L’île de Chelo ».
Il m’a conduit à faire un travail d’archives filmées sur les résistants espagnols avec deux amis, tous deux co-réalisateurs du film, Ismaël Cobo, qui a également fait un beau documentaire sur un guérillero mythique du Pays Valencien (« Siempre sera la Pastora ») et Laëtitia Puertas, qui travaille pour le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, lequel archive et diffuse des films féministes. Ce recueil de témoignages a été pris en charge par le Centre Simone de Beauvoir et la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) qui conserve des documents audiovisuels sur l’histoire de la guérilla antifranquiste et les mouvements mémoriels s’y rapportant. Il ne dépendait d’aucun projet cinématographique mais ces hommes et ces femmes antifascistes disparaissant, nous voulions garder une trace de leurs mots et de leurs gestes d’hommage qui, à eux seuls, représentent une forme de résistance à l’oubli. Parmi ces archives, il y avait le témoignage de Chelo et le reportage sur ses deux voyages vers les stèles de Galice, soit plus de 20 heures de rushes, qui constituent le matériau autour duquel s’est finalement construit le film. Ce témoignage ouvrait, au delà du mythe, la porte étroite d’une mémoire minuscule. Par lui, une femme bien vivante, fragile et forte de sa profonde humanité, donnait à entendre la matière rugueuse de son expérience de lutte armée, mêlée à un inclôturable chant d’amour.
On serait tenté de décrire rétrospectivement cette préhistoire du film comme la première étape d’un projet maîtrisé qui aurait consisté à rassembler des matériaux pour l’écriture. En réalité, c’est le travail de l’archive qui a fait émerger la nécessité d’une création documentaire et non l’inverse : parce qu’au delà de son récit personnel, Chelo s’est mise à incarner à mes yeux, de façon éclatante, une éthique de résistance, opposant à la volonté de mort fasciste l’affirmation insolente de la révolte et de l’amour ; parce que, pour elle, la stèle impossible à ériger dans la réalité pouvait être ce film à venir, notre caméra devenant alors le témoin de sa parole destinée à déborder les théâtres mémoriels institutionnels car trop libre. Ce que nous devions filmer, c’était la relation que Chelo avait fini par créer avec le film lui même, la façon dont elle l’engendrait par son propre désir et son devenir.
J’ai écrit en 2005 le premier scénario de « L’île de Chelo » qui intéressa un producteur, Mahmoud Chokrollahi (Play Film). Nous n’avons pas obtenu l’aide que nous avons sollicité pour le court métrage au CNC mais deux aides régionales ont permis au film de voir le jour. D’abord en Espagne, où la Xunta de Galicia a apporté une aide à la postproduction et 10 000€ en numéraire puis en France, surtout, où Centre Images (Région Centre), nous a accordé une aide à la production de court métrage documentaire (30 000€), sur présentation du dossier d’écriture et audition devant une commission. Pour être éligible, il fallait que l’un des réalisateurs soit domicilié en région Centre, ce qui était le cas d’Ismaël. Il ne faut pas oublier enfin l’apport du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir et de la BDIC qui, sans être à proprement parler coproductrices du film, auront assuré au final une part non négligeable de l’industrie et de la régie (prêt de caméra, micro, financement d’une partie des frais de déplacement).
La subvention accordée par Centre Images nous a permis de filmer des paysages de montagnes galiciennes en super 8, des séquences avec Chelo sur l’île de Ré, et ce à un moment de maturité dans l’écriture qui permettait de cibler très précisément ce qui était nécessaire (de fait, presque toutes les images tournées, à ce moment là, ont trouvé leur place au montage). Elle nous a permis aussi de financer la postproduction et en particulier le travail de la monteuse, Jocelyne Ruiz, et du compositeur de la musique,Tristan Manoukian.
Faut-il conclure de l’histoire de ce film, faite de continuité et de contretemps qui ont fait évolué son intention, que le temps intérieur de l’écriture ne coïncide jamais avec le temps monumental des institutions et le calendrier objectif des aides à la création ? Le temps long de l’imagination n’entre dans aucun calendrier prévisible et ce sont souvent nos impasses qui nourrissent, à notre insu, nos possibilités d’invention ultérieures. Ne vaut-il pas mieux rester dans l’ouvert, au plus près de ce qui s’impose, à son heure incertaine, comme une nécessité impérative, même privée de moyens ? Cela suppose d’assumer une certaine autonomie de rythme et de manière. Mais alors que la célébration du flux tendu, du plein, de la performance et de la maîtrise flotte dans l’air du temps comme une évidence, peut-on encore faire l’éloge de l’obstination, de l’errance et de la lenteur ?
(Témoignage publié dans l’édition 2009 du Guide des Aides)