Je n’avais aucune prédestination au métier de producteur. Mes parents, peu intéressés par le cinéma et très méfiants vis-à-vis du monde de l’entreprise, ont mis longtemps avant de comprendre en quoi consistait vraiment ce « drôle de métier » et où j’avais pu « pêcher cette idée étrange ». En 1983, l’année où j’ai obtenu un bac scientifique, ma cinéphilie était avant tout la téléphilie d’un adolescent accro à l’émission Cinéma Cinéma (merci Boujout, Andreux, Ventura !) et aux différents ciné-clubs de la télévision publique (merci Brion, Philippe, Mitterrand !). Mais à 18 ans, je rêvais d’être grand reporter comme Georges de Caunes et je n’avais jamais entendu parler de Georges de Beauregard.
Après un DEUG d’économie, j’ai décidé de passer une année à l’université Rennes 2 afin de préparer les concours d’entrée dans les grandes écoles de journalisme. C’est sur ce campus que s’est produite ma première rencontre avec la production. En côtoyant des vidéastes plasticiens et en rejoignant une association de passionnés rêvant de monter un festival de cinéma, j’ai découvert le travail d’équipe, les rudiments de la réalisation audiovisuelle et les phases de développement d’un projet. Surtout, j’ai très vite pris conscience qu’il existait une place essentielle sur les projets artistiques pour celui qui se mettait au service de leur concrétisation en accompagnant les créateurs. Que l’homme (ou la femme) derrière le réalisateur n’était pas uniquement un technicien de la création mais pouvait aussi être un professionnel de la production. Et que ce producteur, comme le réalisateur, travaillait sur un film de son développement à son lancement. J’ai achevé une maîtrise en Information et Communication en passant plus de temps dans des salles de montage ou dans des réunions de programmation que dans les cours, et, sûr de moi, j’ai annoncé à mes parents que j’allais devenir PRODUCTEUR. Vous connaissez déjà leur réaction…
Ayant fait le choix de rester travailler en Bretagne, j’ai découvert l’hypercentralisation de l’activité audiovisuelle et cinématographique française : plus de 80 % du secteur concentrés sur Paris et l’Ile-de-France ! J’aurais sans doute pu faire mes premières armes dans une structure bretonne réalisant des films institutionnels, mais je voulais travailler sur des œuvres originales et pas sur des commandes. Il existait à Rennes une société de production qui commençait à faire parler d’elle en produisant des courts métrages et des documentaires. Encore fallait-il qu’elle me remarque. Avant de devenir « l’homme derrière le réalisateur », j’ai donc été pendant deux ans l’homme derrière la porte que Michel Guilloux, le directeur de Lazennec Bretagne, poussait quand il débarquait dans une manifestation cinématographique de la région. En travaillant comme attaché de presse, j’ai pu développer mes capacités à fréquenter l’ensemble des professionnels avec qui je collaborais en assurant la promotion de leurs films ou de leurs festivals. Fréquentation et promotion, deux aspects essentiels du métier de producteur qui me permirent d’être recruté en 1992 par Lazennec.
La suite est un parcours classique d’apprentissage au contact d’un producteur actif : régies et assistanats de production sur des tournages de courts métrages, directions de production sur des documentaires, recherches de financements, promotion et commercialisation d’un catalogue de films. Et, en 1993, le moment tant attendu, la rencontre avec un auteur habité par un film et qui cherche une écoute, un regard, une complicité. Quand Laurent Gorgiard a débarqué dans notre petit bureau avec une maquette de 1′ 30 » d’un film d’animation qu’il fabriquait un peu trop seul dans son coin, j’ai le souvenir d’avoir immédiatement perçu ce qui fonctionnait et, surtout, ce qui me semblait perfectible dans son montage. J’ai trouvé des mots pour le lui dire. Lui n’a rien répondu, mais il est revenu le lendemain pour me montrer un film plus court de 30 secondes. Manège infernal, film en marionnettes animées, a fait le tour du monde. J’ai produit les projets de Laurent pendant les dix années qui ont suivi.
Le déclic provoqué par cette rencontre m’a permis d’aborder concrètement les deux autres phases essentielles de la production que je n’avais alors vécues que par procuration en travaillant sur des films produits par mon patron : le développement de projet et la fabrication du film. La première, essentielle et passionnante, nécessite que l’auteur et le producteur déploient une énergie et une somme de travail qui ne sont pas toujours susceptibles de permettre la mise en fabrication. Si dans la culture anglo-saxonne, on développe beaucoup pour produire peu, le modèle français tend à vouloir produire à tout prix. Un projet bien développé devrait nécessairement aboutir et le constat d’échec, sanctionné par le refus de la production de lancer la fabrication de l’œuvre, peut briser une relation entre un auteur et un producteur qui avait pourtant idéalement commencé. La phase de fabrication est, à mon avis, plus du domaine du directeur de production et, éventuellement, du directeur de post-production. Si le producteur n’est pas absent de cette phase, il ne porte pas le film au quotidien comme le réalisateur et son équipe technique et artistique. Cette prise de distance le temps du tournage m’est nécessaire pour travailler sur d’autres projets.
Quand des étudiants m’interrogent sur les qualités essentielles pour produire, je cite la curiosité, le désir, la ténacité et la lucidité. C’est un métier qui nécessite une importante culture générale, sans cesse entretenue. J’aime parler d’un perpétuel état de « veille artistique et socio-culturelle » comme il existe une « veille technologique et scientifique » dans d’autres secteurs d’activité. Le désir est plus difficile à expliquer. J’ai formé de nombreux directeurs de production qui n’ont jamais souhaité devenir producteurs. Qu’est-ce qui, alors, fait naître le désir de s’engager en production ? Il suffit parfois d’une rencontre et de quelques phrases pour qu’un auteur excite ma curiosité alors qu’un scénario parfaitement écrit me laissera indifférent. Chaque producteur me semble avoir ses modes de fonctionnement, sa subjectivité, son identité. Je ne sais pas tout produire et, surtout, je n’ai pas envie de tout produire. J’aime rencontrer des auteurs qui attisent mon imaginaire et qui me donnent le sentiment qu’ils iront plus loin que moi sur le projet qu’ils me proposent. Qu’ils ne viennent pas me solliciter pour que je les pousse mais pour qu’une émulation réciproque s’installe. Je suis comme le « sparring-partner » d’un boxeur. Je peux prendre des coups (et ils sont nombreux dans ce métier !) mais je les encaisse d’autant plus facilement que le projet en vaut la peine et que le film s’affûte. Et quand j’estime qu’un auteur n’est pas allé au bout de la démarche qu’il m’avait « vendue » (n’oublions jamais que l’auteur cède contractuellement les droits d’exploitation de sa création au producteur), il m’est souvent difficile de m’engager avec lui sur une autre collaboration.
La ténacité est impérative, en particulier pour un producteur indépendant. Vous avez beau être totalement convaincu par la pertinence et les qualités du projet que vous défendez, encore faut-il trouver des partenaires financiers, artistiques, techniques susceptibles de partager votre enthousiasme. Et nous sommes très nombreux à développer des projets formidables… La lucidité est là pour rappeler que le producteur est aussi un chef d’entreprise et qu’il doit savoir gérer le risque et les équilibres financiers. La production est une activité artistique ET économique. Le film financé sur « un coup de poker » par un producteur « jouant tapis » appartient au mythe de cette profession. Un producteur sait que sa crédibilité et la survie de son activité dépendent de sa capacité à dégager les moyens financiers pour faire vivre sa structure. Il produit plusieurs films à la fois et ne peut se permettre de mettre en péril ce fragile édifice en répétant les comportements « kamikazes » qui consisteraient à toujours produire à perte. Dans un pays comme la France où il est souvent grossier d’associer Art et argent, il est alors parfois difficile de faire comprendre à des auteurs qu’il est normal d’imputer le salaire de l’équipe de production sur le budget de leurs films et qu’il faut aussi rajouter les frais généraux de l’entreprise, même si cela doit limiter l’argent disponible pour l’artistique. Le travail d’un producteur n’est peut-être pas aussi tangible que celui d’un chef opérateur ou d’un ingénieur du son, mais il a aussi un coût incompressible. Une société trop endettée ou qui ne finance pas suffisamment ses coûts fixes est généralement une structure qui ne peut plus dégager de moyens pour développer des projets.
La production est souvent un boulot ingrat. Tous les producteurs doivent garantir la bonne fin d’un film qu’ils produisent et cela nous coûte régulièrement des nuits de sommeil. Tous les producteurs provoquent de la rancoeur comme chaque décideur qui a le pouvoir de décevoir ou de frustrer en disant non. Et la gloire n’est pas souvent au rendez-vous : rares sont les producteurs qui occupent le devant de la scène et pourtant, dans un univers où les egos sont souvent très forts, ils n’en sont pas dépourvus. Alors, qu’est-ce qui nous motive ? Peut-être un moment comme celui que j’ai vécu en 1998 dans une salle parisienne. En attendant le TGV qui nous ramènerait à Rennes, nous y étions entrés, Laurent Gorgiard et moi, pour découvrir un film de Tim Burton. En avant-programme, nous eûmes la surprise de voir projeter L’Homme aux Bras Ballants, un court métrage qu’il avait réalisé et que j’avais produit. Et c’est assis dans le noir que nous avons entendu les quelques personnes présentes dans la salle applaudir notre production dès l’apparition du générique de fin…
* Professionnel associé au département des Arts du spectacle de l’Université Rennes 2
(Témoignage publié dans l’édition 2010 du Guide des Formations)