Loulou est un projet composite à plusieurs titres : du point de vue de la production, il se situe entre le court (il dure 26 mn.) et le long métrage (il est le film-titre d’un programme d’une heure quinze), mais aussi entre le programme audiovisuel (c’est une commande de France 3) et le cinéma (il a été réalisé en 35 mm pour une sortie en salles). Cette nature hybride en a compliqué le financement et la diffusion : par exemple le festival d’Annecy refusait de l’inscrire dans la catégorie Film, tandis que France 3 boudait sa sortie salle.
C’est aussi en ce qui me concerne, un compromis entre mon travail personnel et l’œuvre de commande, puisque Loulou est l’adaptation d’une oeuvre préexistante, sur laquelle j’ai travaillé en collaboration avec l’auteur, Grégoire Solotareff. Cette paternité ambiguë renvoie à la problématique de l’adaptation et à l’exercice très particulier qu’elle représente pour un réalisateur, et a fortiori pour un auteur.
Contrairement à mes courts métrages « libres », je n’ai pas eu de regard sur le montage du projet, ni le final cut sur bien des aspects de la production, même si j’ai donné mon accord sur le choix des acteurs, des techniciens ou encore des musiciens. Je n’ai pas écrit le scénario et je ne suis même pas l’auteur du graphisme. Loulou aurait été pour moi une simple commande, un exercice alimentaire, si le film ne m’avait permis de mettre en œuvre l’action spécifique que j’accorde au travail de réalisateur.
Les producteurs ont sans doute fait appel à moi pour des raisons relativement triviales : on s’était déjà croisé sur un travail d’adaptation graphique (mais à l’époque j’étais seulement considéré comme « animateur » et ma prestation avait d’ailleurs donné lieu à une discussion conflictuelle, la réalisation officielle étant justement dévolue à « l’auteur » graphique). J’étais surtout devenu un nom plus respecté dans le milieu, gage d’un « montage » sérieux de leur projet. Peut-être aussi avaient-ils compris, enfin, qu’une bonne réalisation est un métier à part entière et ne peut être confiée sans risque à un illustrateur, si connu soit-il. Ces considérations dénotent à elles seules l’importance des « statuts » accordés aux différents corps de la profession et plus généralement des difficiles notions d’amateur et de professionnel qui se font jour immanquablement dans un projet d’adaptation. Je me garderais bien de prendre parti dans cette querelle, ayant, aussi bien, vu des auteurs incompétents sur leur propre adaptation que des réalisateurs « pro » oubliant, voire méprisant, la réflexion technico-artistique qui doit présider à l’engagement dans l’œuvre d’un autre.
En parallèle à ma carrière (relativement lente) de court-métragiste, cet exercice particulier de l’adaptation en animation est devenu au fil du temps une de mes spécialités professionnelles, puisque j’ai été amené à travailler avec une vingtaine d’auteurs graphiques plus ou moins connus, de Cabu à De Crecy, en passant par Shlingo, Babette Cole, Véronique Saüquère ou encore Trondheim.
J’éprouve un plaisir intense à entrer dans des univers graphiques différents du mien, mes goûts en la matière – bande dessinée, illustration, livres pour enfants – étant à la fois exclusifs et amoureux. Cet amour m’oblige, comme réalisateur mais aussi comme graphiste, animateur et metteur en scène, à m’efforcer de promouvoir les valeurs internes à l’œuvre que j’adapte. Il ne me viendrait par exemple jamais à l’idée, si j’aime un peintre, d’accepter d’en faire une version animée appauvrie, ce serait une trahison grotesque, même si on en voit hélas tous les jours les pires exemples.
Cet amour de l’œuvre initiale m’oblige à revisiter mes outils professionnels de manière à les faire coïncider avec les enjeux de départ et non l’inverse, à savoir trahir les choix graphiques et scéniques d’une oeuvre sous prétexte de les faire coller avec les « contraintes » de l’animation, le plus souvent présentées comme financières (« C’est trop cher de tracer au pinceau », « C’est trop compliqué, les Chinois ne sauront pas faire ») mais qui en fait se confondent avec des présupposés techniques et stylistiques fortement ancrés dans un milieu assujetti à la commande bas de gamme.
Pour Loulou, mes gageures étaient les suivantes : retrouver un tracé à l’encre et une colorisation à l’aquarelle des personnages et, en ce qui concerne les décors et la mise en scène, jouer avec des codes graphiques ultra forts et simples à la fois (aplats monochromes, bi-colorisme, gamme réduite, tendance à l’abstraction, jeu de stylisation permanente dans les compositions et les formes (verticales, cercles)… Je souhaitais plus largement retrouver la sorte de nonchalance qui préside aux planches de Grégoire Solotareff, les personnages et leur proportions changeant d’une page sur l’autre, le trait semblant déraper, le tout dégageant des sentiments psychologiques forts et ambivalents, avec une connotation sexuée sous jacente difficile à exprimer dans une oeuvre pour enfant mais pourtant essentielle, comme dans la plupart des contes de fée classiques).
Chacune de ces analyses m’obligeait à prendre des décisions non conformistes par rapport à ce qui se pratique habituellement en animation. Ah les fameuses « contraintes » de l’anim ! Le studio vietnamien a refusé de tracer à l’encre mais m’a juré obtenir un résultat équivalent au crayon, ce qui s’est avéré une demi mesure. Le matiérage aquarelle, impossible à pratiquer sur les logiciels d’abattage conçus pour la série, a finalement été approché par une « bidouille » de script dans Photoshop, bidouille qui, si elle s’est révélée une réussite, nous a tout de même demandé un mois de tâtonnements. Les décors ont été faits en numérique, mais par incrustation de vraies aquarelles scannées. Quant à la mise en scène, j’ai eu la chance de bénéficier d’une véritable carte blanche et d’un accueil ouvert et enthousiaste, ce qui m’a permis d’expérimenter librement toutes mes idées : les modèles de personnages changent selon les besoins de l’histoire, les faux raccord fourmillent, pour le plus grand bonheur de la composition des images, des jeux graphiques et en fin de compte des sentiments que chaque plan véhicule.
Ces orientations me permettent de revendiquer au final une empreinte d’auteur sur ce travail. Et pourtant, si « fidèle et bien adapté » que l’ont salué les critiques et le public, le film est à mon oeil sévère encore loin de ce qu’il aurait dû être au regard de la puissance qui se dégage du livre. Les images arrêtées pour le livre qui a été ensuite tiré du film paraissent d’ailleurs bien fadasses.
Je pourrais arguer de délais de fabrication trop courts, ou d’un budget quarante fois inférieur à celui d’un long métrage, ou tout simplement répéter que, sur le plan artistique, rien ne m’a jamais satisfait plus profondément que la position farouche et solitaire du court métragiste, mais la vérité se situe sur un registre bien moins tranché, à l’image sans doute de la circulation qui s’est opérée ainsi entre mes films d’un côté, mon travail alimentaire de l’autre, sans que je puisse juger tout à fait au profit desquels elle s’est faite.
Les réalisateurs débutants imaginent mal à quel point leur métier sera différent selon la nature des projets qu’ils auront à mener, court métrage, série télé, spécial, long métrage ou encore publicité. C’est seulement après s’être heurtés à maints refus qu’ils comprennent que, pour voir le jour, une commande télé exige un « sérieux » esprit de conciliation – pour ne pas dire de compromission, un esprit qui n’a que faire des légitimes revendications des auteurs. De la même manière, il est essentiel d’intéresser d’abord un producteur lorsque l’on espère réaliser quelque chose pour la télé. Combien de professionnels se sont faits rembarrés en s’adressant directement aux chaînes et en avouant innocemment qu’ils n’avaient pas de producteur ! Mon expérience m’a montré que c’est généralement la télé qui fait un appel d’offre et non l’inverse. La nature même du travail du réalisateur, sauf pour le court-métrage qui est le seul espace de liberté vraie, devra donc à chaque fois se plier aux lois du genre. Cette déception annoncée devient simplement un principe de réalité.
Dans le domaine du long métrage d’animation, le réalisateur devra se confronter à l’ensemble des interlocuteurs – producteur, diffuseur, co-producteurs, télés, commissions… – qui émettront tous des désirs particuliers à telle ou telle étape du projet, le forçant ainsi à devenir une oeuvre à la cohérente consensuelle, pour parler joliment. J’ai vu des auteurs tentés d’intégrer cette contrainte en essayant d’injecter d’eux-mêmes dans leur projet personnel des appels d’offre à tel ou tel financeur, sans se rendre compte qu’ils galvaudaient ainsi leur œuvre tout en se ridiculisant auprès de ces derniers. La conception des films est indissociable de la chaîne de financement, de fabrication et de diffusion à laquelle ils appartiennent, et obéit donc au goût présumé du public, du moins tel que se le représente le « client » au sens large, c’est-à-dire celui qui paye.
Une fois conscient de cette réalité assez démoralisante, et pour peu qu’on croit réellement avoir une liberté d’expression, il ne reste que la tentation d’essayer de contrôler soi-même cette chaîne, en devenant producteur ou en s’auto-finançant. On peut aussi plus simplement décider de ne pas s’aventurer dans les milieux « artisticides » (qui ne nous demandent rien après tout) et rester underground, en étant par exemple court-métragiste et en s’adonnant aux joies de l’autodiffusion sur le net. On peut aussi prendre le problème par l’autre bout, remettre en cause la notion d’art et revendiquer la possibilité « d’œuvrer » même en bossant pour un spot de désodorisant. Pourquoi pas ? Le plaisir et l’expérience qu’on en tire ne sont pas forcément négligeables, mais avouons que ce n’est pas exactement la même qualité créative qui sera alors mise en jeu.
(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)