Depuis bientôt une dizaine d’années, j’ai choisi de travailler à partir de fragments, d’opérer des prélèvements sur des discours philosophiques. Je consigne mes pensées sous forme de notes dessinées qui par la suite engagent un travail plastique. N’ayant pas de formation philosophique universitaire, j’ai essayé d’aborder les concepts et les discours avec mes outils propres, en tant que plasticien, en cherchant à leur donner une traduction visuelle. J’ai déjà expérimenté ce type particulier de recherche lors des séminaires de Toni Negri (travail immatériel, passage du travail dans la vie et de la vie dans le travail), de Jacques Rancière (l’esthétique de l’art ), de Giorgio Agamben (philosophie).
« La bande à venir, avec une esquisse », un ensemble de 250 feuilles de 1,20m x 0,80 m, à partir des séminaires de Jacques Rancière et de Giorgio Agamben, a été présenté au CRAC à Valence en 2003. Ces travaux m’ont amené à travailler autour du Capital de Karl Marx (livre premier).
« Grenze » signifie la limite en tant que frontière séparant deux domaines et que par définition l’on peut passer. Le projet multimédia « Grenze » est une vision des métamorphoses du système capitaliste à partir d’une lecture « dessinée » du Capital.
Marx utilise souvent les mots formes, mouvements, mécanisme, divisions, circonstances nouvelles, limites organiques, transformations, révolution. Quand il parle de l’ouvrier, il le décrit comme agent très imparfait dans la production d’un mouvement continu.
Dans « Grenze », la question principale se porte donc sur le mouvement, la circulation du capital et ses transformations, les outils du multimédia sont devenus plus appropriés pour répondre à cette question. Ce devenir se traduit dans « Grenze » par la mise en place d’une chaîne de mouvements métamorphiques. A la construction d’un mécanisme infernal qui emporte tout, répondent notre regard, notre attente, le temps. Le capital y est représenté par un cube appelé « cube-capital », en perpétuelle recomposition. Une deuxième figure, la « forme-marchandises larvaire », représente les marchandises, tandis que les ouvriers sont représentés par un triangle, la « figure-ouvriers », qui se transforme en s’appauvrissant.
J’ai choisi de travailler à partir de fragments, d’opérer des prélèvements. Dans un premier temps, le texte de Marx paraît ainsi fragmenté, désarticulé, puis il se confronte à la vie des figures qui sont ses traductions visuelles. Enfin, les mouvements des figures créent leurs propres structures pour mettre à nu les transformations du capital aujourd’hui.
Une multitude de voix lisent ces fragments du Capital. Un travail spécifique est entrepris avec les stagiaires de AERI, association qui s’occupe de l’insertion de personnes en difficulté, à Montreuil, mais aussi avec des comédiens et avec des enfants.
L’univers sonore du projet est essentiel. Les formes et figures sont pour la plupart des corps sonores avec leurs sons spécifiques qui évoluent sans cesse. Le vent s’installe au centre des images et agit comme propagateur ou révélateur des images sonores. Les résonances, interférences et vibrations sont particulièrement travaillées et les voix prennent place entre les sons.
Le projet « Grenze » prendra deux formes : d’une part un film d’une heure, qui pourra être diffusé en salle ou en vidéo ; d’autre part un site internet, la durée étant gérée par l’utilisateur lui-même. Je mène ce projet avec très peu de moyens financiers pour l’instant. AERI a mis 4 500€ dans le projet et j’ai obtenu en 2002 la bourse d’aide à l’art numérique de la Scam, soit 4 575€. Grâce à ce petit budget, Grenze peut démarrer, sans promesse de se finir.
Il a fallu trois ans de travail de recherche pour élaborer ce projet : lecture, notes dessinées, temps morts, temps partagés, temps travaillés. Ce travail, pour moi comme pour l’équipe qui m’entoure, a été rendu possible par le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle. Jusqu’à sa révision par l’Unedic, ce régime permettait de pallier la discontinuité des périodes d’emploi inhérente à nos métiers et préservait de fait un temps non assujetti au travail, temps nécessaire par exemple à l’élaboration de projets atypiques, non rentables, tel que celui-ci. Nous commençons depuis le 1er janvier 2004 à mesurer les effets pervers et dévastateurs de cette révision. Outre une injonction à « travailler », la précarisation forcée qu’il nous impose va entraîner des choix douloureux pour beaucoup d’entre nous, seules les entreprises les plus rentables continueront de tirer profit d’une main d’œuvre plus que jamais contrainte d’accepter le « contenu » et les conditions de travail des emplois proposés.
Je me suis comme beaucoup d’autres intermittents engagé dans les coordinations qui ont fait un travail incroyable de contre-expertise, d’inventivité et de ténacité dans la lutte pour l’abrogation du texte agréé par le gouvernement et l’ouverture de négociations impliquant tous les professionnels concernés, sur la base d’un nouveau modèle d’indemnisation que nous avons élaboré. Une réflexion approfondie sur nos métiers s’est ouverte, des témoignages sur nos pratiques ont circulé, des échanges ont eu lieu. D’autres nous ont rejoints, étudiants, précaires, chômeurs, enseignants, archéologues, chercheurs…
Bouleverser le cours du temps, le prendre à bras-le-corps, non pour nier l’entrée en vigueur des mesures – nous ne rêvons pas – mais pour dire et répéter : préférons ne pas. Ouvrir l’espace et le temps pour exposer plus que nos revendications. Irréductibles, oui, au sens où nous ne voulons pas être réduits à une définition qui nous contiendrait. Nous ne voulons pas être contenus. L’agir-ensemble est dans ce cadre/hors cadre toujours une façon de sortir de soi. Bricoler joyeusement le temps, tel qu’il importe (Collectif Précaires Associés de Paris).
http://www.grenze.fr.vu
(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)