Le film a été tourné en 1995, pendant les grandes grèves. Le tournage a commencé au 11ème jour de la grève des cheminots, gare du Nord. Le projet initial était simple : comme nous n’avions ni producteur ni (moins encore) de diffuseur, et que la décision de tourner avait été prise sans nous laisser le temps d’en chercher, nous nous sommes dit qu’il fallait imaginer un tournage bref, sur lequel nous pourrions mobiliser des techniciens amis. L’idée était donc de tourner vingt-quatre heures de la vie dans la grève d’un petit groupe de cheminots. Ginette avait pris contact quelques jours plus tôt avec des conducteurs de locomotives à l’antenne traction de Paris Nord. Ils avaient accueilli favorablement l’idée du film. Nous disposions donc de personnages potentiels ayant accepté d’être filmés. Un des cheminots, qui connaissait et appréciait les films de Jean-Louis, nous a aidé à convaincre les autres. Une équipe de tournage – réduite – a été constituée : Jean-Louis Porte à l’image, assisté par Clarisse Gatti (deux des collaborateurs réguliers des films de Jean-Louis), et un ingénieur du son, André Rigaud. Plus nous-mêmes. Il n’y avait aucun financement et tous étaient d’accord pour n’être rétribués que si, par la suite, une production intervenait. Nous avions, fournie par Jean-Louis Porte, une betacam, plus une caméra Hi-8 d’amateur. André Rigaud amenait son propre matériel de prise de son. Un tournage 24 heures durant, donc.
Et tout de suite, le réel de la grève divergea du « scénario » imaginé. D’abord, les grévistes ne restaient pas sur place vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ceux des cheminots que nous avions décidé de suivre, en tout cas, rentraient chez eux le soir vers 20 h ou 21 h, pour revenir très tôt le lendemain matin, vers 5h. En fait, ils n’occupaient pas la gare, qui n’était pas paralysée. C’était la seconde surprise : les Thalys pour Bruxelles et les Eurostar pour Londres roulaient toujours alors que dans toute la France le trafic des trains était bloqué. Nos amis grévistes revenaient donc tôt le matin, pour tenter de rallier à eux d’autres grévistes dans la gare, dans les dépôts voisins (gare de l’Est, La Villette…) et même les postiers du coin : il fallait être cinquante ou soixante pour occuper les voies et bloquer les trains au départ.
Cette guérilla recommençait tous les matins depuis onze jours, et cette lutte inégale (la police, les CRS, la chasse tous les matins) usait les nerfs des grévistes. Nous avons tourné en arrivant l’assemblée générale des grévistes (la grève était reconduite chaque jour). Nos amis avaient dû convaincre leurs camarades grévistes que nous n’étions pas une équipe de télévision, mais des cinéastes solidaires, tout simplement. Déjà, à la deuxième semaine de cette grève, les grévistes étaient furieux de la manière dont les télés du « service public » les traitaient : avec mépris, à travers les mensonges d’une propagande éhontée. Nous avions à les convaincre que nous proposions une autre manière de faire, tournant avec eux pendant de longues heures. D’entrée de jeu, donc, le dispositif narratif imaginé (24 heures de la vie d’une grève) était battu en brèche, et une fois encore se vérifiait ce qui fait tout le prix de la pratique documentaire : c’est que la réalité ne se conforme pas nécessairement au plan scénaristique que les auteurs avaient en tête. Et tant mieux !
La situation était très tendue gare du Nord à cause des trains qui roulaient encore et que les grévistes ne parvenaient pas toujours à bloquer. Au début du conflit, la direction s’était engagée à ne faire rouler ces trains que s’ils étaient conduits par des agents anglais ou belges. En réalité, la plupart de ces trains étaient conduits par des non grévistes. Chaque matin, donc, bataille contre les CRS. Nous avons filmé cette bataille quotidienne et les efforts désespérés des grévistes pour empêcher ces trains de partir. Et ce matin-là, la direction avait fait un pas de plus dans ses provocations, en décidant de faire rouler un train de banlieue pour Saint-Denis. Les grévistes ont alors décidé de bloquer tout trafic dans la gare en occupant le poste de contrôle des grandes lignes (1GL). Il était midi. Nous étions là depuis 24h. Nos trois techniciens, engagés ailleurs, devaient partir. Nous avons alors décidé de poursuivre le tournage avec nos propres forces, et de filmer nous-mêmes la suite de l’occupation du 1GL. Nous n’avions plus de projet (le premier étant tombé) et pas vraiment le temps d’en élaborer un autre. Nous avons donc tourné sans trame, témoins de ce qui se passait dans le huis-clos du poste occupé. C’est Ginette qui a tourné seule pendant une semaine, jour et nuit, les séquences de l’occupation, avec pour seul son celui, très médiocre, du micro-caméra du caméscope Hi-8. Puis Jean-Louis a filmé l’A.G. qui décida de la restitution du poste et de la fin de la grève. Mais nous n’avions toujours pas de nouveau projet de film et nous nous sommes dits (comme c’est souvent le cas dans les films de la série « Marseille ») que, pour comprendre quel film il s’agit de faire, il s’agissait précisément de filmer encore. « Filmer pour voir », dit Godard. Nous avons donc filmé – toujours sans financement – toutes sortes de situations après la fin de la grève : des entretiens avec nos personnages, avec Bernard Thibault, qui était encore secrétaire de la fédérations des cheminots, des réunions, des congrès, des séances de formation syndicale… Et nous n’avons toujours pas vu où nous allions, où allait ce film que nous tournions encore quelque six mois après la grève… Alors, nous nous sommes décidés à arrêter. Entre temps, nous avions obtenu le soutien d’une production, Iskra, et une modeste subvention (un peu plus de 10 000€) du Conseil Général du Val de Marne. L’INA est entré en coproduction et nous avons obtenu l’accord d’une chaîne locale, Télévision Citoyenne, qui nous a permis de déclencher le Compte de soutien du CNC. Nous avons aussi reçu une aide de la Procirep. Mais il n’y avait toujours pas de projet de film défini et nous avons laissé les rushes dormir dans un tiroir. Ce sommeil a duré six ans. Chacun de notre côté ou ensemble, nous avons fait d’autres films, jusqu’au moment où, pressés par nos producteurs, nous avons élaboré un nouveau projet : il s’agissait de confronter ce que nous avions tourné avec les archives du traitement télévisé de la grève. D’opposer la parole gréviste à la propagande télévisée, la confiance et l’espoir au mépris et au mensonge. Nous avons donc visionné à l’INA des heures d’archives télévisées. C’était évidemment atterrant. Matière répétitive, misérable, dans le sens et dans l’écriture. L’idée de prendre appui sur ces archives nous a semblé plus faible à l’écran que sur le papier.
C’est alors que nous avons revu les rushes tournés presque sept ans plus tôt. On était en septembre 2002. Là, sur l’écran, nous avons vu qu’il y avait un film dans ce nous avions tourné pendant la grève. C’était là, et nous ne nous en étions pas aperçus. Nous avions tourné sans comprendre, sans voir, sans prendre conscience de ce qui se passait. En réalité, le projet initial était militant dans un sens si l’on peut dire traditionnel : solidarité avec les grévistes, marche au combat, lendemains qui chantent, etc. C’était sans même nous le dire ce schéma que nous avions alors en tête : l’héroïsation des grévistes et de la lutte. Comme eux, nous étions convaincus qu’il fallait combattre rageusement les forces destructrices à l’œuvre dans les nouvelles versions libérales du capitalisme. Et cette conviction – juste – ne nous permettait pas vraiment de percevoir à quel point les grévistes que nous filmions étaient dans une position critique, et critiquaient eux-mêmes la lutte qu’ils étaient en train de mener. Cette extrême lucidité de nos personnages nous frappait, mais nous ne comprenions pas qu’elle était la dimension nouvelle – et prophétique – de cette grève de 95, grève de la fin des illusions, de la prise en compte de la résistance du pouvoir, du degré d’aliénation de la société marchande (et de sa télévision) et de la réserve, c’est le moins qu’on puisse dire, des travailleurs du secteur privé. Tout cela apparaissait en pleine lumière pendant ces grèves de 95, et nous, qui l’avions filmé, ne l’avions pas compris. Six ans et quelques mois plus tard, cela devait clair, et nos rushes, à les revoir, prenaient un sens qui nous avait échappé et qui nous surprenait. Nous décidions donc de monter les seuls moments filmés pendant les deux semaines de grève. Le film que nous avions tourné n’était pas le récit héroïque d’une grande grève, mais la chronique attentive, chaleureuse, d’une grève comme lieu de méditation plus que d’action, lieu d’échange de paroles, temps de remise en question. La lutte comme déflation, fatigue, usure, perplexité. La nécessité non seulement d’agir par la grève mais de repenser les conditions mêmes des luttes. C’est cela que nous ne voulions pas entendre en 95, et que nous entendions enfin. Nous avions sous nos yeux un autre film, bien plus intéressant que celui que nous souhaitions initialement. Un film qui fait ressentir ce que c’est que la vie pratique et matérielle des grévistes en lutte, et comment l’occupation d’un lieu stratégique est aussi un enfermement conduisant à une suspension de l’action, une venue des paroles, une remise en chantier de la réflexion et notamment une transmission entre cheminots de diverses générations, qui mobilisent l’histoire des grèves cheminotes, une mémoire ouvrière qui passe par le récit et l’oralité. C’est à cette force-là de la grève que nous avons été confrontés.
En 1995, la décision de continuer à tourner au bout des 24 heures avait été prise en acceptant et assumant que la qualité technique (image et son) de ce que nous allions filmer serait problématique. Nous avons privilégié le geste militant sur le rendu « professionnel ». Sept ans plus tard, ce choix est validé par le fait que ce que nous avons tourné est devenu un document d’archive exceptionnel : les heures passées dans le local occupé, les monologues nocturnes ; il y a là un visage des grèves de 95 absolument singulier puisque la gare du Nord était en effet la seule à fonctionner encore, et donc le front avancé de la bataille en cours. Nous nous étions dits, et nous nous sommes redits en montant le film, que la pauvreté des moyens techniques, la faible qualité des rushes, ne comptaient que peu devant le sens du geste que nous faisions en tournant, et devant la force de ces scènes.
Nous avons monté le film en quatre semaines et le montage s’achevait lorsque les nouvelles grèves de 2003 ont débuté. Nous avons décidé de ne pas en tenir compte et de terminer le film bien que le parallèle possible entre les deux grèves nous ait frappé. Les finitions ont été faites à L’INA.
Le film a été diffusé dans quelques festivals et inscrit au catalogue d’Iskra qui le distribue. Il est notamment passé à Marseille au Festival International du Documentaire, à « Traces de Vie » à Clermont-Ferrand, au « Forum Doc » de Belo Horizonte (Brésil), aux « Ecrans Documentaires » de Gentilly, à Bruxelles (Petit Ciné), à Tulle (Peuple et Culture), etc.
Le vrai luxe du cinéma documentaire – cinéma pauvre, artisanal, bricolé, et pour ces mêmes raisons forcé d’inventer des systèmes narratifs originaux – est de pouvoir jouer sur des temps de tournage impensables en fiction : un an ou plus, voilà qui change tout, qui permet une approche plus profonde, plus sensible, du réel, qui laisse venir ce qui travaille en profondeur la société, les rapports de force. Au moment où le cinéma documentaire prend pour ces raisons de plus en plus d’importance dans notre société, les télévisions s’en méfient, le formatent ou tout simplement l’ignorent. Par exemple, le film de Ginette Lavigne, « La nuit du coup d’État», a été vu dans la plupart des festivals de cinéma français et étrangers où il a remporté plusieurs prix mais il n’a été acheté par aucune chaîne de télévision française. Il y a là quelque chose de scandaleux qui est aussi le signe que les télévisions de service public sont malades de pub et d’audimat, et qu’elles présentent une version de la société de plus en plus irréelle, mensongère et fallacieuse.
(Témoignage publié dans l’édition 2004 du Guide des Aides)